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Imprimn'ii CiHt- l,<,n.-<- ,, Google OUSTAVE FLAUBERT CORRESPONDANCE DEUXIÈME SÉRIE Attention Reader: This volume is too fragile for any future repair. Please handle with great care. UNIVERSrrY OF MICHIGAN UBRARY - CONSERVATION SERVICES BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER B. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Editcum II, RVI Dl GlliniI.LI, Il iiiPrt b, Google KjiiiiPrt h; Google CORRESPONDANCE GUSTAVE FLAUBERT De la QuaranUine de Rtodes. Dimauclie 6 octobre ISSO. Vous avez bien tort, mon vieux solide, de ne pas m'écrire plus souvent, car je vous assure que vos lettres sont pour moi de vraies parties de plaisir. La dernière m'a fait bien rire, et ce que vous me dites de toutes vos connaissances ne m'a pas médiocrement amusé. Il y au l'ait là-dessus de quoi causer longuement au coin du feu, le nez sous le manteau de la cheminée et les pieds dans nos pantoufles. C'est ce que je me promets bien ie faire à mon retour. Quelle bosse de soufflet noua nous donnerons! U faudra lui faire jouter un ressort. Il parait que le jeune fiouilhet se livre un peu â. l'immoralité en mon absence. Vous le voyez trop souvent. C'est vous qui démoralisez ce Jeune homme. Si j'étais sa mère, je lui interdirais votre société. U n'y a rien de pire pour la jeunesse que la fréquenta- 11. 1 I ., Google 2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. tiOQ de3 vieillards débauchés. Néanmoins, continuez, mes bons vieux, à boire le petit verre à ma aanlé quaad vous vous trouvez ensemble, Pochardez-vous même en mon honneur. Je vous excuse d'avance. Quant à rHôtel-Dieu,j;a ne va pas fort, dit-on, avec le nouveau ménage, n n'y a là-dedans' rien qui m'étonne. 'Quel bonheur ce sera pour moi de voir de mes yeux ce jeune homme établi et père de fa- millel La maison ne périra donc pas, il y aura un rejeton qui fleurira dans le comptoir. Les Imnes s'en réjouiront et lesregistres auront un maître. Avez-vouB r réfléchi quelquefois, cher »deus compagnon, à toute la sérénité des irnbécilesL? La bêtise est quelque chose , d'inébranlable, rien ne^Vttaque sans se briser contre ■ elle. Elle ■ est de la ^ture du granit, dure et résis- \ \^^Jante. A Alexandrie, un certain Thompson, de Sunder- ■^ land, a, sur la colonne de Pompée, écrit son nom en \ lettres de sis pieds de haut. Cela se ht à un quart de \ lieue de distance. Il n'y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser h Thompson. Ce crétin s'est incorporé au monument et le perpétue avec lui. Que dis-je? Il l'écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N'est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sun- derlànd. Combien dans la vie n'en rencontre- t-on pas il ses plus belles places et sur ses angles les plus pursî Et puis c'est qu'ils nous enfoncent toujours; ils sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé! En voyage' on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une johe collection, mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n'est pas comme dans la vie l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3 ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce. Nous sommes venus ici de Beyrouth sur le bateau à vapeur autrichien avec Hartim-Bey, ex-premier mi- nistre d'Abbas-Pacha. C'est une de nos anciennes connaissances d'Egypte que nous avons renouée dimanche dernier, au diner du Consul général. Il a fui à temps d'Alexandrie; on venait pour l'empoigner de force de la part du Pacha, qui probablement allait lui faire prendre quelque funeste tasse de café. II s'est réfugié à bord du paquebot français pour Beyrouth, et de Beyrouth il gagne Constantin ople, où il va aller dénoncer son maître et tâcher de le faire sauter, ce qui eat possible. Pendant troisjours passés ensemble à- bord, nous avons beaucoup causé, ou plutôt il nous a beaucoup parlé, nous flairant gens de plume, et que par la suite nous pourrions lui être utiles, et puis peut-Ctre aussi parce que nous sommes des particuliers très aimables. Rien n'est plus respecté en Orient que l'homme maniant la plume. Effendi [homme qui sait lire) est un titre d'honneur. Maxime en ce moment rédige sur cette affaire un bout de note pour Paris,; c'est une nouvelle poUtique assez grave. Quant à moi, je deviens paresseux comme un curé. Je ne suis bon qu'à cheval ou en bateau. Tout travail maintenant m'assomme, je deviens là-dessus très oriental; il faut espérer que je changerai au- retour. A propos de curé, puisque ce mot m'est venu au bec (de ma plume), j'en ai diablement vu en Syrie et en Palestine. Nous avons vu des capucins, des carmé- lites, etc. Nous avons étudié de près cette fameuse question des Druses et des Maronites dont on a fait tant de bruit en France, et qui est bien une des plus belles blagues du monde. Nous avions le cœur gros quand nous sommes DKjiiiiPrt h; Google i C0RRESPONDA.NCE DE G. FLAUBERT. partis de Beyrouth. Nous avons vécu là d'une balle vie de vagabond pendant deux mois. Il faut vous dire que nous ne portons plus de chaussettes dans nos bottes. Nous avons reconnu que fî'était une économie de blancbissage et que ça nous fusait plus frais aux pieds. La saison poiu-tant se refroidit. Nous couchons encore à la belle étoile, mais avec des vêtements de drap. Depuis le mois de jan- vier dernier, nous n'avo'ns pas reçu une goutte de pluie, mais nous allons en avoir à Conetantinople. Je vous ai bien regretté il y a aujourd'hui quinze jours, c'était à Eiden, au beau miheù du Liban, & trois heures des cèdres. Nous avons dlué chez le sheik du pays. Pour aller dans la salle où nous avons été reçus, nous avons traversé une foule (le mot est littéral) de quarante à cinquante domestiques. Aussi- tôt que nous avons été assis sur les divans, on nous a parfumés avec de l'encens, après quoi on nous a aspergés avec de l'eau de fleur d'oranger. Un domes- tique suivait, portant une longue serviette à franges pour vous essuyer les mains. Le maître de la maison, jeune homme de 21 ans environ, portait sur les épaules un manteau brodé d'or, et tout autour de la tête un turban de soie rouge k petites étoiles d'or serrées tes unes près de» autres, n y avait bien une trentaine de plais à table, pour quatre personnes que nous étions. Afin 'de faire honneur à tant d'honneurs, j'ai mangé de telle sorte que si je n'ai pas eu d'indigestion le soir, c'est que j'ai un rude estomac. C'est du reste une grande impolitesse à ces gens-là que de refuser. A Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, dans une cir- constance semblable, Maxime a manqué crever d'in- digestion. Adieu, mon bon vieux père Parain, ne faites pas CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 5 trop de- polissonneries avec Bouilhet. Écrivez-moi souvent, et recevez de ma part la meilleure embras- sade que jamais neveu ait donnée à son oncle, ou ami à son ami. A vous du fond du cœur. A aa mire. ConaUnliuople, 14 novembrâ I8S0 11 y a beaucoup de choses du monde que, dans ta candeur, tu ignores, pauvre vieille. Hoi qui deviens un très grand moraliste et qui, d'ailleurs, me suis toujours plongé h. corps perdu dans ce genre d'études, j'ai soulevé pas mal de coins de rideau qui cachaient des turpitudes sans nomire. Ou apprend aux femmes h mentir d'une façoù infâme. L'apprentissage dure toute leur vie depuis la première femme de chambre qu'on leur donne jusqu'au dernier amant qui leur sur- vient, chacim s'ingère à les rondi'e canailles et après on crie contre elles ; le puritanisme) la bégueulerie, la bigotterie, le système du renfermé, de l'étroit, a déna- turé et perd dans sa fleur les plus charmantes crdà-. tiens du bon Dieu. J'ai peur du corset moral, voilà tout. Les premières impressions ne s'effacent pas, tu le sais. Nous portons en nous notre passé; pendant toute notre vie, nous nous sentons de la nourrice. Quand je m'analyse, je trouve en moi encore fraîche et avec toutes leurs influences (modifiées il est vrai par les combinaisons de leur rencontre) la place du père Langlois, celle du père Mignot, celle de don Qui- chotte et de mes songeries d'enfant dans le jardin h. côté de la fenêtre de l'amplii théâtre. Je me résume : iiiPrt h; Google 6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, prends quelqu'un pour lui apprendre l'anglais et les premiers éléments généraux. Mêle-toi de tout cela le plus que tu pourras toi-même, et surveille le caractère et le bon sens (je domie au mot l'acception la plua large) de la personne. Je te parlais tout à l'heure d'observation morale, je n'aurais jamais soupçonné combien ce cûté est abondant en voyage. On s'y frotte à tant d'hommes différents que véritablement on finit par connaître un peu le monde (à force de le parcourir). La terre est couverte de balles splendides. Le voyage a des mines de comique inomenses et inexploitées. Je ne sais pourquoi personne jusqu'à présent n'a fait cette re- marque qui me parait bien naturelle. Et puis, c'est qu'on se déboutonne si vite, on vous fait des confi- dences si étranges! Un homme voyage depuis un an et ne trouve personne à qui parler; il vous rencontre un soir dans un hâtel ou sous une tente ; on parle d'abord politique, puis on cause de Paris, puis le bouchon sort tout doucement, le vin s'épanche et en deux heures voilà qu'on vide le reste jusqu'au fond ou à peu prés. Le lendemain, on se sépare, et l'on ne reverra jamais son ami intime de la veille au soir; U y a même à cela souvent des mélancolies singulières. Nous avons visité le vieux sérail et les mosquées Le sérail ne signifie pas grand'chose . Ce sont d'ad mirables appartements dans le plus beau point de vue du monde peut-être, mais ornés et meublés dans un goût déplorable. Toutes les vieilles rocamboles d'Eu- rope dont on ne veut plus on les repasse aux Turcs qui donnent là-dedans avec la naïveté du barbare. A part la salle du Trûne, merveilleuse c'est le mot, tout le reste est de la petite musique. J'ai vu les derviches hurleurs. J'y .étais très préparé i,<„,,,." ,,Goo<^lc CORRESPONDANGK DE G. FLAUBERT. 7 par tout ce que j'avais déjà vu au Caire, aussi n'eu ai-je été nullement étonné. Jeudi prochain nous y ■ retournerons. H se passera des choses gentilles, on se passera dans le corps un tas d'instruments de sup- plice ir îe jeune Bezet, je réponds bien vite, cher oncle, à la vôtre que j'ai reçue par le der- nier courrier. Que voulez-vous que je vous dise, cher vieux com- pagnon ? Quand je serai revenu à Croisset comme nous arrangerons ensemble toutes les babioles que je rapporte. Échignerons- nous la muraille, hein? Quel abus de la vrille ! Ahl vieux polisson de père Parain, si voua étiez i(à vous ouvririez de grands yeux à voir dans les rues les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces de vieux carrosses suspendus et dorés à l'extérieur comme des tabatières. Là-dedans, couchées sur des divans comme dans leur maison (la voiture quelque- fois est close par des rideaux de soie}, on peut lei contempler tout à son aise. Elles ont sur la figure u| 11. 3 14 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. voile transparent à travers lequel on voit le roiigc de leurs lèvres peintes et l'arc de leurs sourcils noirs. Dans l'intervalle du voile, entre le front et les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder, et qui dardent sur vous d'aplomb leurs prunelles fixes. De loin, ce voile que l'on ne distingue pas leur donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons saisi d'étonnement et d'admiration. Elles ont l'air 'do fan- tômes. A travers les voiles qui retombent sur leurs mains brilknt leurs bagues de diamants, et songer, miséricorde, que dans dix ans elles seront en cha- peau et en corset ! qu'elles imiteront leurs maris qui se font babiller à l'européenne, portent des bottes et des redingotes I Souvent en vous promenant en canot avec moi vous preniez instinctivement la chaîne. Si vous alliez en caîque sur le Bosphore je ne sais à quoi vous vous accrocheriez. Figurez-vous des barques de vingt-cinq à trente-cinq pieds de long sur deux et demi tout au plus de large, pointues comme des aiguilles à l'avant et à l'arrière. On y peut tenir deux dedans. On s'accrou- pit au fond et il faut rester complètement immobile de peur de chavirer. Les deux rameurs, en chemise de soie, se servent de rames dont la partie comprise entrele tollet et la poignée a un renflement énorme pour faire contre-poids. Quand on est dans une sem- blable embarcation, que la mer est calme et que les caidjis sont bons, on vole sur l'eau. Le port de Constantinople est plein d'oiseaux. Vous savez que les Musulmans ne les tuent jamais. Il y a des bandes de goélands qui nagent entre les navires. Les pigeons perchent sur les cordages des navires et de là s'envolent pour aller se poser sur les minarets. Vous ne sauriez croire, mon \ieux, combien nous ' CORRESPONDANCE DE G. 'FLAUBERT. 13 pensons à vous et combien noas vous regrettons, îd pitrtîculiérement. Vous seriez capable d'y passer le reste de votre vie. Une fois entra dans les bazars vous n'en sortiriez plus. Toutes les boutiques sont ouvertes, on s'asseoit sur le bord, on prend la pipe du mar- chand et on cause avec lui. On peut y revenir vingt jours de suite sans rien acheter. Quand un marchand n'a pas ce que vous désirez il se lève (le dessus son tapis et vous mène chez un voisin. Mais quand il s'afrit du prix il faut, règle générale, commencer par ra- battre les deux tiers. On se dispute pendant une heure, il jure par sa tète, par sa barbe, par tous les pro- phètes et enfin vous iînissez par avoir votre marchan- dise avec 50, 60 ou 75 p. 100 de rabais. Les Persans particulièrement sont d'infâmes gueux. Avec leur bonnet pointu et leur grand nez ils ont des balles de gredin très amusantes. Stephany, notre drogman, a une rage de Perse et de Persans incroyable ; partout où il en rencontre il s'arrête à causer avec eux. X sa mère. Constautinople, 4 décembre ISâO. Sais-tu que tu finirais, chère vieille, par me donner une vanité démesurée, moi qui assiste à la décrois- sance successive de cette qualité qu'on ne me refuse généralement point. Tu me fais tant de compliments sur mes lettres que je crois que l'amour maternel t'aveugle tout à f^t. Je suis curieux de voir ce que tu auras décidé re- lativement k ton voyage dltahe et si tu emmèneras la petite. Écris-moi à Athènes. Nous ne savons au juste quand nous partons de Constantinople, mais ce sera 00;ilc 16 COflRESPOKDANCH DE G. FLAUBERT. probablement d'ici à une quinzaiae. Nous nous rai- nons dans les villes, tout notre voyage de Rhodes et d' Asie-Mineure nous a moins coûté que douze jours passés à Smyrne où nous n'avons pourtant rien acheté. Mais la vie européenne est exorbitante. Deus piastres, Madame! deux piastres I (dix sols!) pour laver un col de chemise, ainsi du rest«. D'Athènes nous filerons probablement sur Patras après avoir vu de la Grèce ce que nos moyens nous permettront et ils ne nous permettront pas grand'chose, et à Patras nous nous embarquerons pour Brindisi d'oii nous irons par terre jusqu'à Naples, Tel est notre plan. Sinon il faudrait retourner à Malte, y faire cinq Jours de quarantaine et quatre de libre pratique, et de Halte se rembarquer pour Naples, ce qui serait peu amusant, surtout pour Maxime qui redoute la mer. Quant à moi j'y suis crâne. C'est avec l'équitation un talent que j'ai acquis en voyage, car je suis maintenant « aussi , bon homme do cheval que de pied » comme M. de Montluc. Autre talent : j'entends très bien l'italien, il y a du moins peu de choses qui m'échappent quand on ne le parle pas trop vite; pour ce qui est de le parler, je baragouine quelques mots. Mais ce qui me désole, c'est le grec; leur s. n. d. D. do pronon- ciation est telle, que je reconnais à peine un mot sur mille. Le grec moderne est tellement mêlé de slave, de turc et d'italien que l'ancien s'y noie et ajoutez à cela leurs polissonnes de lettres sitïlées et avalées I A Athènes je serai moins ébouriffé, on y parle plus littérairement. En fait de haute littérature, nous avons rencontré ici M. de Saulcy, membre de l'Institut et directeur du Musée d'artillerie, qui voyage avec Ëdoilard Delessert, le fils de l'ancien préfet de police, et toute une bande eORHESPONDANCE: DE G. FLAUBERT. 17 qui les accompagne. Dès le début, grande familiarité, OE retranche le monsieur, questions de la plus franche obscénité, plaisanteries, bons mots, esprit français dans toute sa grâce. Nous leur avons conseillé de ne pas aller dans le Hauran où infailliblement ils se se- raient fait casser leurs gueules. Je crois que c'est un service que nous leur avons rendu là. Dès le lende- main nous étions devenus tellement amis que M. de Saulcy me tapait sur le ventre en me disant : « Ahl mon vieox Flaubert. » M, de Saulcy est celui qui a trouvé le moyen de lire le cunéiforme. Nous dînons après-demain à l'ambassade chez le général. Ce brave général néglige la tenue diploma- tique, dans l'intimité il donne de grands coups de poing dans le dos de Maxime en l'appelant sacré far- ceur. Je viens de mé promener à cheval tout seul avec Stephany pendant trois heures. 11 faisait très froid. Le ciel est pâle comme en France. Nous avons galopé sur des landes àtravers champs. J'ai rejoint les eaux douces d'Europe où dans l'été les belles dames d'ici viennent marcher sur l'herbe avec leurs bottes de maroquin jaune. Il y avait à la place de promeneurs un trou- peau de moutons qui broutait et les feuilles jaunies des sycomores tombaient au pied des arbres dans le palais d'été du grand sultan. Je suis revenu par Eyerb. Une mosquée est enfermée dans un jardin qui est plein de tombes drapées et enguirlandées de feuillage et de lierres. J'ai traversé l'interminable quartier juif et le Phanar, quartier des descendants des anciens empereurs Grecs. Puis par le grand pont de bois et le petit champ des morts de Pera je suis rentré à l'hôtel. Je ne sais que rapporter au père Parain et mon embarras est tel que je ne lui ranportc rien. Il choi- 16 CORRESPOROANCB DE 6. FUUBEHT. sira dans mes afTaires à moi ce qui lui plaira le mieux. Pour le commun des amis nous avons des pantoufles, des pipes, des chapelets, toutes choses qui font beau- coup d'effet et qui ne coûtent pas cher. Devenons- nous canailles, hein? Les voyages Jnstniisent la jea- Coastautinople, 15 décambre 1850. \ quand ma noce? me demandes-tu à propos du mariage de E..., à quand? à. jamais, je l'espère. Autant qu'un homme peut répondre de ce qu'il fera, je réponds ici de la négative. Le contact du monde auquel je me suis énormément frotté depuis quatorze mois me fait de plus en plus rentrer dans ma coquille. Le père Parain, qui prétend que les voyages changent, se trompe; quant à moi, tel je suis parti, tel je revien- drai, seulement avec quelques cheveux de moins sur la tète et beaucoup de paysages de plus dedans. Voilà tout. Pour ce qui est de mes dispositions morales, je garde les mêmes jusqu'à nouvel ordre; et puis s'il fallait dire là-dessus le fond de ma pensée et que le mot n'eût pas l'air trop présomptueux, je dirais je suis trop vieux pour changer. J'ai passé l'âge, quand on a vécu comme moi d'une vie toute intime pleine d'analyses turbulentes et de fougues contenues, quand on s'est tant excité soi-même et calmé tour à tour, et qu'on a employé toute sa jeunesse à sef aire manœuvrer l'âme comme un cavalier fait de son cheval, qu'il force à galoper à travers champs, à coups d'éperon, à mar- cher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot et à l'amble, le tout rien que pour s'amuser et en savoir plus; eh bien, veux-je dire, si on ne s'est pas CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.' 19 cassé le cou dès le début il y a de grandes chances pour qu'on ne se le casse pas plus lard. Moi aussi, je suis établi, en ce sens que j'ai trouvé mon assiette, comme centre de gravité. Jene présume pas qu'aucune secousse intérieure puisse me faire changer de place et tomber par terre. Le mariage serait pour moi une apostasie qui m'épouvante. La mort d'Alfred n'a pas effacé le souvenir de l'irritation quo cela m'a causée. C'a été comme pour les gens dévots la nouvelle d'un grand scandale donné par un évêque. Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport de l'hygiène, par se mettre daus une position à n'eu être pas la dupe. Tu peindras le vin, l'amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que -tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en soulTi-e ou on en jouit trop. L'artiste selon moi est une monstruosité, quelque chose hors nature, tous les malheurs dont la Provi- dence l'accable M viennent de l'entêtement qu'il a & nier cet axiome ; il en souffre et en fait souffrir. Qu'on interroge là-dessus les femmes qui ont aimé des poètes et les hommes qui ont aimé des actrices. Or (c'est la conclusion) je suis résigné à vivre comme j'ai vécu, seul, avec une foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d'ours, étant un ours moi-même, etc. Je me fiche du monde, de l'avenir, du qu'en dira-t-on, d'un étabhssement quel- conque, et même de la renommée littéraire, qui m'a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver Voilà comme je suis, tel est mon caractère. Si je sais par exemple à propos de quoi me vient cette tartine de deux pages, que le diable m'emporte, pauvre chère vieille. Non, non, quand je pense A la 20 CORRESPONOANCB DE G. FLAUBERT. lionne mine si triste et si aimante, au plaisir que j'ai de vivre avec toi, si pleine de sérénité et d'un diarme si sérieux, je sens bien que je n'en aimerai jamais une autre comme toi, va, tu n'auras pas de rivaTe, n'aie pas p«ur. Les sens ou la fantaisie d'un moment ne pren- dront pas la place de ce qui reste enfermé au fond d'un triple sanctuaire. On ira peut-être sur le seuil du temple, mais on n'entrera pas dedans. Ce brave E... I Le voilà donc marié, établi et ton- jours magistrat par-dessu's le marchél Quelle balle de bourgeois et de monsieur! Comme il va bien plus que jamais défendre l'ordre, la famille et la propriété I H a ' du reste suivi la marche normale. Lui aussi, il a été artiste, il portait un couteau-poignard et rêvait des plans de drames, puis c'a été un étudiant folàlre du quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une grisette du lieu que je scandalisais par mes discours quand j'allais le voir dans son fétide ménage. H pinçait le cancan à la Chaumière et buvait des blschops de vin ■ blanc à l'estaminet Voltaire. Puis il a été reçu doc- teur. Là le comique du sérieux a commencé pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. Il est devenu grave, s'est caché pour faire de minces fredaines, s'est acheté définitivement une montre et a renoncé à l'imagination (testuel) ; comme la séparation a dû Être pénible! C'est atroce quand j'y pense! Main- tenant je suis sûr qu'il tonne là-bas contre les doc- trines socialistes; il parle de l'édifice, de la base, du timon, de l'hydre de l'anarchie. Magistrat, il est réac- tionnaire, marié il sera cocu, et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son' métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l'humanité. Bref! parlons' d'autre chose. DKjiiiiPrt h; Google CORBESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 2t C'est jeudi en revenant d'Aae, jeudi anniversaire de ma naissance, qae j'ai trouvé en rentrant tes deux bonnes lettres. C'a été une fête. Pendant que Maxime était resté à la maison pour s'occuper des prépara- tifs du départ (douane, argent, envois de caisse, etc.), j'étais parti dès le matin avec notre J(mi le comt^ Kosielski pour la ferme polonaise qpii est de l'auire côté du Bosphore en Asie. Nous avons fait en notre journée 15 lieues ventre à terre, galopant sur la neige qui couvrait-la campagne déserte. C'était de grands mouvements de terrain qui ondulaient comme des vagues monstrueuses dont la blancheur monotone était déchirée de place en place par de petits chênes rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes et qui res- semblaient plutôt à des ours qu'à des hommes nous ont remis sut notre route. Quant à un chemin frayé, nous ne voyions sur la neige que la trace des Uèvres et dûs chacals qui avaient conru pendant la nuit. Dans les montées et descentes notre guide chantait à tue- téte une chanson sur im air aigu que le vent aussitôt arrachait de sa bouche et emportait dans la solitude. n faisait très froid, le mouvement du cheval cepen- dant nous faisait suer. Kosielski me disait : o Oh ! il me sembleque c'est la Pologne. » Et moi je pensais aux grands voyages par terre de l'Asie centrale, à la Tar- tarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures et des cités à dômes d'étain. Tu me demanderas peut-être ce que c'est que le comte Kosielski : c'est un grand seigneur polonais, avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par suite des guerres de son pays, couvert de blessures et de horions, homme charmant et de bonne compas 22 COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. gide. n est chef de l'émigration polonaise el hongroise accueillie parla Sublime Porte sur les terres de l'em- pire. C'est Un qui leur distribue de l'argent et assigne à chacun le lieu où ils doivent résider. J'ai vu k cette ferme quelquea-ans de ces pauvres diables. L'amour de la patrie mène loin (soit dit sans calembour); Kosielski est encore une des nombreuses connais- sances que nous avons faites en voyage, et des meil- leures! C'est (étonnant du reste comme on s'accroche vite, n'importe, cela a son petit moment d'amertume de quitter ainsi des sympathies toutes fraîches. Quand Je saurai l'époque de ton départ, je t'enverrai une liste d'objets que tu m'apporteras. Emmène une femme de chambre si tu le juges nécessaire ou même commode. L'argent est bon, mais l'aise meilleure. Et l'aise en voyage, c'est tout. C'est la santé et la vie bien souvent. J'attribue notre bon état permanent au bon régime que nous avons suivi, à notre sobriété, et pour lâcher le mot au confortable dont nous nous pri- vions quand il était absent, mais que nous saisissions avec la même philosophie quand il se présentait. Iioals Bonilhat. Athènes, 19 décembre 1850. Au lazaret du Plrèe. J'y suis depuis hier. Nous voilà casernes au lazaret jusqu'à dimanche... Je lis de l'Hérodote et du. Thiriwall. La pluie tombe & verse, mais du moins il fait plus chaud qu'à Constantînople, où ces jours der- niers la neige couvrait les maisons. J'ai été joyeux tout de bon, hier, en apercevant l'Acropole qui bril- lait en blanc au soleil, sous nneiel chargé de nuages. Nous passions devant Colone, nous avions Égine à I . . .,C(X)>^li: COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 23 gauche, Salamine en face. Maxime, gôné du mal de mer, râlait dans sa cabine. Le temps était rude. A l'avant avec mon lor^on sur le nez h cûté de la cage aux poulets, debout et regardant devant moi, je me laissais aller à de « grandes pensées ». Sans blaguo aucune, j'ai été ému, plus qu'à Jérusalem je ne crains pas de le dire ou du moins d'une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c'était plus près de moi, plus de ma famille. C'est peut-être aussi que je m'y attendais moins. Voilà l'éternel mono- logue hébété et admiratif (jue je me disais en considé- rant ce petit coin de terre au milieu des hautes mon- tagnes qui le dominent : « C'est égal, il est sorti de là de crânes bougres et de crânes choses. » Nous allons la semaine prochaine commencer nos courses aux Thermopyles, Sparte, Argos, Mycènes, Corinthe, etc. Ce né sera guère qu'un voyage de tou- riste (oh!!) : il ne nous reste ni temps ni argent. Il a fallu par le môme motif passer par-dessus ta Troade ; Constantinople nous a dévorés. J'aurais bien voulu voir aussi la Thessalie, mais il faut quitter Golconde, c'est fini. J'ai été triste à crever en disant adieu à Constantinople. Encore une porte fermée derrière moi. Encore une bouteille d'avalée. J'éprouve depuis six semaines des appétits féroces de voyage justement parce que mon voyage finit. Je me désespère d'avoir manqué la Perse. N'y pensons plus; l'homme n'est jamais satisfait de rien, maxime qui, pour n'être pas ueuve, n'en est pas plus consolante. Comment un homme sensé comme toi a-t-il pu se méprendre à ce propos sur mon voyage d'itaheî Ne Tois-tupasqu'unefois rentré, je ne sortirai plus et que d'ici à.... la saison de mes pérégrinations est close? Comment et avec quoi, auimal,irais-je jamais en Italie Google 24 CORRESPONDANCE DE G. FLA.UBBHT. si je n'y vais pas cette année? Mon voyage d'Orient a rudement entamé mon mince capital. Le soleil l'a fait maigrir. Crois-tti que comme toi je ne sente pas bien la fétidité d'un voyage exécuté sans préparations et qui durera peut-Stre six mois tout au plus ? N'im- porte, j'en prendrai ce que je pourrai, Quoiqu'à suivre mon penchant je voudrais rester en Italie le temps dy travailler sur place et de m'infiltrer goutte à goutte ce que je vais avaler à grandes gorgées. C'est comme pour la Grèce, je hausse les épaules de pitié, en son- geant que j'y vais rester quelques semaines et non quelques mois. Espérons, malgré tes prédictions, que le voyage d'Italie ne me poussera pas à l'hyménée. Vois-tu la famille où s'élève dans une tiède atmosphère la jeune personne qui doit Ctre mon épouse ? Madame Gustave Flaubert 1 Est-ce que c'est possible? Non, je ne suis pas encore assez canaille. G'enestdoncfiniderOrient. Adieu, mosquées; adieu, femmes voilées. Adieu, bons Turcs dans les cafés, qui tout en fumant vos chibouks, vous curez les ongles des pieds avec les doigts de vos mainsi Quand reve> rai-je les négresses suivant leur mattress,e au bain? Dans un grand mouchoir de couleur elles portent le linge pour changer, elles marchent en remuant leurs grosses hanches et font traîner sur les pavés leurs babouches jaunes, qui claquent sous la semelle à chaque mouvement du pied. Quand reverrai-je un palmier? quand remonterai-je à dromadaire ? Plumet fils I qui avez inventé la désinfection de la m...., donnez-moi un acide quelconque pour désem- bêter l'âme humaine. Nous avons passé cinq semaines à Constantinople ; ily faudrait passer six mois. Malgré le mauvais temps, nous nous sommes beaucoup promenés dans les ba- CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 25 zars, dans les rues, en calque, à cheval. Nous avons vu Je sultan. Nous avons été au théâtre, où l'on jouait un ballet: (^ triomphe de f Amour. Un dieu Pan y dansait un pas de caraclère, engainé dans une culotte de velours à bretelles et les danseuses exécutaient h la barbe des Arméniens, des Grecs et Turcs, un cancan des plus effrénés. Le public prenait la chose au sérieux et se pâmait d'aise. Jn jour nous sommes sortis à cheval et nous avons tait le tour des murailles de Gonstantinople. Les trois enceintes se voient encore. Les murs sont couverts de lierre. Derrière eus grouOle la ville turque avec ses maisons de bois noir et ses vêtements de couleur. En dehors il n'y avait rien qu'un immense cimetière planté de stèles funéraires et de cyprès. Le vent soufflait dans les arbres, il faisait froid. En siùvanl toujours l'enceinte, nous sommes arrivés au bord de la mer (de Marmara). En cet endroit il y a des boucheries. Des tripailles d'animaux jonchaientle sol, des chiens fauves rôdaient là tout autour, les oiseaux de proie avec de grands cris voltigeaient dans le ciel, au-dessus des flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient à grand bruit. Le vent levait en l'air la queue et la crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à tra- vers les tombes, galopant et sautant entre elles, allant au pas quand c'était plus serré, trottant lestement sur les pelouses quand elles se présentaient entre les tombeaux et les arbres. TJn autre jour, c'était un dimanche, je suis sorti tout seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier (le Dimitri) auhasard, car je me suis perdu. Dans les cafés des hommes accroupis autour des mangals (réchauds) fumaient leur pipe. Dans une rue où une sorte de tor- rent coulait de la boue, une négresse, accroupie, de- - 11. ■ 3 26 CORRESPONDANCE DE G. FLAIJOEflT. mandait l'aumône en turc, Qiielques femmes reve- naient des vêpres. Des enfants jouaient sur les portes. Auxfcnôlres deux ou trois figures de Grecques qui me regardaient curieusement ; je me suis trouvé dans la campagne sur une hauteur ayant Conslantinople à mes pieds qui se développait avec une prodigieuse ampleur. Je ne savais plus guère oii j'étais. Il y avait à c6té de moi une caserne turque, plus loin quantité de petites colonnes élevées dans les champs. C'est là que les sultans autrefois venaient s'exercer à l'arc. Chaque fois qu'ils avaient touché le but, on élevait une colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers la mer, et me suis trouvé devant l'arsenal. Beaucoup de matelots de toutes nations; rues tortueuses et noires, sentant le goudron, et je suis rentré chez moi brisé, étourdi. Il y a aujourd'hui huit jours, j'ai fait 15 lieues k cheval, en Asie, d'un train d'enfer sur la neige. J'allais k la colonie polonaise. Pauvres diables! En courant sur ces solitudes blanches où se voyaient seulement des traces de lions et de chacals, je pensais aux voyages d'Asie, au Thibet, à la Tartane, à la muraille de la Chine, aux grands caravansérails en bois, où le mar- chand de fourrures arrive le soir, par un crépuscule vert, avec ses chameaux velus, dont les poils sont raides de givre, La neige assourdissait ta bruit des pieds de nos chevaux. Dans les fondrières, leurs sa- bots cassaient la glace. Quand nous les laissions souf- fler un moment, ils mordillonnaient du bout des dents les petits arbres rabougris qui apparaissaient sous la neige. Des bergers bulgares couverts de peaux de mouton nous ont remis dans notre route, ou plutôt sur notre voie, car nous allions sans chemin fr^é. A la porte de la ferme il y avait un grand chevreuil sus- sommes revenus à la nuit à Scutari. Mon compagnon avec un grand fouet de poste frappait les chiens, dans les villages où nous passions. Toute la meute vaga- bonde hurlait effroyahlement. Nos chevaux conti- nuaient leur train insensé. La mer était grosse pour passer le Bosphore et si nous ne nous sommes pas noyés en caïque, c'est que Dieu ne l'a pas voulu. Du reste c'a été une bonne journée et comme on en passe peu dans la vie, même en voyage. Jamais je n'ou- blierai ces \ieilles montagnes de Bithynie toutes blan- ches, et la lumière qui les éclairait si froide et si immobile qu'elle semblait factice; ni tous ces villages qui se suivaient, rendus bruyants tout à coup par nos quatre chevaux passant à fond de train sur le pavé comme un éclair. Puis au heu du pavé, nous sen- tions de nouveau la terre sous nos pieds. Au détour de la route, le comte Kosielski, mon compagnon, diri- geant sa béte comme un lancier et se couchant tout entier sur son col, fondait sur les cliiens et leur lançait de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, con- tinuait sa route sans s'arrêter. J'ai vu les mosquées, le sérail, Sainte-Sophie ; au séiail un uam, le nain du sultan jouant avec les eunu- ques blancs à côté de la salle du trône ; le nain habillé d'une manière cossue, à l'européenne, sous-pieds, paletot, chaîne de montre, était hideux. Quant aux eunuques, les noirs, les seuls que j'eusse vus jusqu'à présent, ne m'avaient fait aucun effet, mais les blancs ! je ne m'y attendais guère. Ils ressemblent à de vieilles femmes méchantes. Cela vous irrite les nerfs et vous tourmente l'esprit, on se sent pris de curiosités dévo- rantes, en même temps qu'un sentiment bourgeois vous les fait haïr. Il y a ii quelque chose de tellement I <,n.-<- ,, Google 28 CORRt:SPONDANCE DE G. FLAUBERT- antinormal, plastiquoment parlant, que votre virilité en est choquée. Explique-moi ça. N'importe, ce pro- duit est une des plus drôles de choses qui soient sor- ties de la main humaine. Que n'aurais-je pas donné en Orient pour me faire l'ami d'un eunuque ! mais ils sont inabordables. — A propos du nain, cher seigneur, il va sans dire qu'il m'a remis en mémoire le gentil Caracoïdès. L'Orient ne sera bientôt plus que dans le soleil. A Constantinople la plupart des hommes sont habillés à l'européenne, on y joae l'opéra, il y a des cabinets de lecture, des modistes, etc. Dans cent ans d'ici, le harem, envahi graduellement parla fréquentation des dames franqnes, croulera de lui seul, sous le feuilleton et le vaudeville... Bientôt le voile, déjà de plus en plus mince, s'en ira de la figure des femmes, et le musul- raanisme avec lui s'envolera tout à fait. Le nombre des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour; les ulémas se grisent comme des Suisses, on parle de Voltairel Tout craque ici comme chez nous. Qui viyra, s'amusera ! La loi sur la correspondance des particuliers par voie électrique m'a étrangement frappé. C'est pour moi le signe le plus clair d'une débâcle imminente. Voilà que par suite du progrès, comme on dit, tout gouvernement devient impossible. Gela est d'un haut grotesque que de voir ainsi la loi se torturer comme elle peut et se casser les reins à force de fatigue, à vouloir retenir l'immense nouveau qui déborde de partout. Le temps approche où toute nationalité va disparaître. La « patrie « sera alors un archéologisme comme la n tribu ». Le mariage lui-même me semble vigoureusement attaqué par toutes les lois que l'on fait contreradultère.Onle réduit à la proportion d'un délit. DKjiiiiPrt b, Google CORRESPONDANCB DE G. FLAUBERT.- 29 ■ Ne rÔTCSftupaB souvent aux ballons? L'homme de l'avenir aura péut-etro des joies immenses. Il voyagera dans les étoiles, avec des pilules d'air dans sa poche. Noua sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons fait ce qu'il y a de pitis difficile et de lODins glorieux: la transition. Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe; l'avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà pourquoi le présent jious échappe. J'ai ri comme un fol ■ aux « fumiers considérés comme eo^pais », la^alle de Caudron que j'ai revue là m'a fait plaisir; les couplets que j'aime le mieux sont ceux de Caudron suivant les doctrines De aou illustre aeigneur, etsurtout celui-ci qui estinfect de lourdeur bourgeoise: Quant aux vers sur un bracelet, je n'aime pas la rejet La lemme d'un agent De cbauge. Agent de change est un seul mot, et d'ailleurs il y a là un peu trop d'intention et de chic, ça me semble trop espagnol et cavalcadour. Ce que j'aime le mieux, c'est le second quatrain et ce vers : Donae Ion poignet mince, A ma jeune maîtresse, qui est svelte, vigoureiix et bien cambré. Mais l'idée aqnz^r. h; Google 30 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDEltT. finale a-t-elle assez de relief? N'aurait-il pas falln frapper plus fort dans le dernier vers ? Eflvoie-m'en des vers, écris-moi de longues lettres, cher vieux compagnon; parle-moi de la muse d'abord, puis de toi ensuite. Je ne suis plus du tout au courant de tes amours. Aurais-tu le cœur occupé? coate-moi donc tout cela. Que j'aurai de bonheur à revoir ton incomparable balle, f> pauvre vieux! Comme nous reprendrons avec plaisir nos bons dimanchesl Mais que vais-je faire, vjxe fois rentré? je n'en sais rien, je ne- m'en doute pas. J'ai tant pensé à l'avenir que je ne m'en occupe plus, C'est trop fatigant et trop creux. Vois-tu la façon formidable dont je gueulerai Melœnis d'un bout à l'autrelSerai-je rouge à la fln! Je crois n'avoir rien perdu de cette belle voix qui me caractérise. En revanche j'ai bougrement perdu de cheveux. Le voyage m'a culotté la figure. Je n'embelhs pas, tant s'en faut; le jeune homme s'en va. Je ne voudrais pas vieilbr davantage. Je deviens maintenant comme le père Chateau- briand, qui pleurait à tous les enterrements: le moindre fait me plonge dans des rêveries sans fln. Je m'en vais de pensées en pensées, comme une herbe desséchée sur un fleuve, et qui descend le courant de flot en flot. Non, ne te moque pas de moi de vouloir voir l'Ita- lie. Que les épiciers s'y amusent aussi, tant mieux pour eux. 11 y a là-bas de vieux pans dé murs, le long desquels je veux aller. -J'ai besoin de voir Capri et de regarder couler l'eau du Tibre. Parle-moi de la Chine longuement et beaucoup. Je suis bien curieux de voir l'enfant. Nous fermerons les rideaux, nous ferons un grand feu, et seuls, les lu- CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 31 mières flambant et les vers ronflant, npus fumerons des nargitilés, tandis que l'hippogrifTe intérieur nous fera voyager sur ses ailes. Adieu, cher bon \ieux; je t'embrasse. Au printemps prochain, tu me reverras avec les roses, nous reprer- drons nos clairs de lune. Athènes, Î6 décembre 1850. Nous casse-pétons de satisfaction d'être. à Athènes, Et d'abord il nous semble être au printemps, compa- rativement à Constantinople, qui dans l'hiver est une véritable Sibérie. Les vents de la Russie rafraîchis par la mer Noire vous y arrivent de première main. Ici nous retrouvons les myrtes et les oliviers, qui nous rappellent notre bonne Syrie. Et puis les ruinesl les mines! Quelles ruines! Quels hommes que ces Grecs! quels artistes! Nous lisons, nous prenons des notes! Quant à moi, je suis dans un état olympien, j'aspire l'antique h plein cerveau. La vue du. Parthénon est une des choses qui m'ont le plus profondément péné- tré de ma vie. On a beau dire, l'art n'est pas un men- songe. Que les bourgeois soient heureux, je ne leur envie pas leur lourde félicité. Nous sommes restés cinq jours au lazaret du Pirée. Sous prétexte de lazaret, on vous y écorche vif. Nous avons été rincés d'importance sous le rapport de la bourse. Quel infâme brigandage que ces quarantainesl Comme on est complètement en prison, on vous vend tout au poids de l'or, et comme il n'y a jamais rien de prêt, il faut l'aller chercher h la ville, et les com- CtHI'^lc 3S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, missionnaires ne sont pas à bon marché. IHaut payer pour avoir une- aerviette, un couteau, une table, etc. J'ai vu Mer Canaris, 11 avait un chapeau de soie comme un simple mortel, était habillé à l'européenne et couvert d'un manteau noir. C'est un petit booime trapu, griBonnant, le nez un peu écraBé. Hne sait ni lire ni écrire. Quand il était ministre de la marine, il ne pouvait s^:ner son nom. Il ne connaît rien de tout ce qu'on a écrit en Europe sur M. Quel renfoncement pour Hugo s'il savait cela, lui qui l'a tant chanté et si bien! Canaris sait et dit seulement ceci : a n y a des livres qui parlent de moi en France, b Un de ces jours nous devons aller lui faire une visite. Nous sommes ici pilotés et servis par un très brave homme, le colonel Touret, commandant-de la place, ancien Philhellène qui a fait la guerre de l'indépen- dance avec le général Fabvier. Nous avons eu l'honneur d'exciter l'hilarité et la curiosité de S. M. AméUe, reine de Grèce. Nous nous sommes trouvés le jour de notre arrivée sur son pas- sage comme elle sortait en voiture pour se promener. Tout le monde la saluait soit en ôtant son chapeau ou son bonnet. Nous, avecnos tarbouches, nousiuiavons fait le salut turc, ce qui lui a semblé si étrange {il n'y a pas du tout de Turcs ici)' qu'elle s'est retournée vers sa dame d'honneur en se mettant à rire. Nous lui avons fait dire par le colonel Touret que nous eussions été fort embarrassés de la saluer autrement à cause de nos tètes. Elle a rdpondu qu'elle s'était pourtant aperçue que nous étions Français. Les Français doivent lui sembler de drôles de corps. N'importe, j'aime mieux être plus drôle encore et ne pas habiter l'ignoble palais oîi elle loge! Est-ce laid! Que dis-tu en fait d'architecture de celle du palais DKjiiiiPrt bv Google ■ CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 33 de l'ambassade à Gonstautinople où l'architecte, db sachant quel, ordre inventer, a inventé celui de la croix de la légion d'honneur! 11 a décoré des chapi- teaux avec de grandes étoiles des braves. Demain matin, nous'partons pour KIeusi9, nous passerons sur le pont de Céphise, où jadis les femmes d'Athènes étaient engueulées, aux mystères, d'une façon si gaillarde! AthèneB, 36 Janvier IS5I Voici ma dernière lettre d'Athènes probablement; nous partons dans quelques jours pour le Pélopon- nèse. Je ne sais maintenant comment t'écrire d'ici à mon arrivée à Naples. Ainsi, pauvre mère, attends-toi à un retard de plusieurs courriers pendant au moins un bon mois. Après quoi tu en recevras régulièrement de Naples jusqu'à ce que toute correspondance cesse, ce sera l'époque de nos embrassements. Je t'attends à Rome vers la fin de mars. Oh! viens plus tôt situ veux, pauvre vieille, tu seras bien reçue. Quant au départ de Maxime, je te répète qu'il est complètement subor- donné h. ton arrivée. Tu parles de souvenirs et de choses passées; siùs-tu aujourd'hui à quoi j'ai pensé? Au long après-midi d'ét^ que nous avons passé tous les trois dans l'au- berge de la mère LeblondàPont-Audemer; comme il faisait chaud! commeily avait des mouches! J'entends encore les grelots des chevaux de roulier qui étaient dans l'arrière-cour pleine de poussière. Je suis comme loi, je n'oublie rien, je rêve souvent de Déville. Le souvenir de ma pauvre sœiur ne me quitte pas. J'ai l,<,n.-<- ,, Google 34 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. toujours & SOB endroit une place vide au cœur et que rien ne comble; charmante et bonne créature I On a beau voyager, voir des paysages et dea tron- çons de colonnes, cela n'égayé pas. On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d'état somnolent, où il TOUS passe sous les yeux des changements de décors, et à l'oreille des mélodies subites : bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des trou- peaux. Hais on n'est pas gai, on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse; nous passons quelquefois des jours entiers, Maxime et moi, sans éprouver le besoin d'ouvrir la bouche. Après qnoi nous faisons le sheik. A cheval, votre esprit trottine d'un pas égal par tous les sentiers de ■ la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s'arrê- tant aux carrefours et aux embranchements, foulant les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les clôtures ; tout cela mûrit et vieillit, sans parler du physique; car attends-toi à me relrouver aux trois quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de barbe et de ventre. Décidément j'enlaidis, j'en suis affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d'il y a dix ans. Dans onze mois, j'aurai trente ans, c'est l'ige de raison. Je n'en ai guère pourtant. L'autre journous avons eu àcôtéde nous à table une bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme des hommes se f une bosse à l'hûtel; avec leurs uniformes trop grands pour eux, il n'y avait rien d'amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à c6té de Maxime, et qui n'était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang- froid de Lord. Ils fumaient des cigares et buvaient du CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 33 Harsala. Ma figure les intriguait beaucoup; ils me prenaient pour on turc (ce qui est à peu près générai partout). Ils ont dit au maître de l'hâtel qu'ils étaient ïiien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi. ' Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Maain. 11 a été enfermé dans les plombs et s'en est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup :;onnu Lord Byron, et nous a donné quelques détails inté- ressants sur lui. C'est un homme curieux à connaître et un crâne citoyen. Patras, 9 février ISâl Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère vieillemère, dans quatre jours nous nous embarquons pour Brindisi ; là nous rentrons dans les conditions du touriste ordinaire. C'est fini quant au vrai voyage. Nous nous ennuyons ici à crever, Patras est un exécrable séjour. La gargote où nous sommes (les antres qui, dit-on, ne valent pas mieux sont pleines) est atroce. Arrivant jeudi dernier à 10 heures, nous avons eu bien du mal k avoir de quoi manger, et François, notre drogman, a couché, tout trempé qu'il était, SUT les marches de l'escalier oix sans mon paletot il serait crevé de froid. Du reste nous allons bien sous le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponnèse, qui en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fati- gués. Il est vrai de dire que je nous croîs solides. « Je sons capables », comme disait Joseph, de faire . .Google 36 CORRESPONDANCE DE ti. FLAUBERT. 30 lieues au trot et de recommencer le leudemain. C'est donc à la lin du mois prochain, pauvre mère tant aimée, ^lc 40 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Maxime en est assommé ; je ne continue pas moins. UnBoir littéralement j'en avais la poitrine défoncée ei dans la maison où nous couchions tout le monde était venu à la porte pour voir ce qu'il y avait. Le sheik continue toujours, c'est une forte création quele temps n'entame pas. Les kiques d'ici sont à côté, ou mieux au milieu d'un poulailler qui occupe une chambre ; on est obligé de se battre avec les dindes pour arriver jusqu'à la lunette. Quelle lunette! Je crois que le maître de l'hôtel engraisse les volailles avec de la m...., la cuisine semble l'indiquer. Nous avons été hier pour prendre un bain turc. On nous a dit qu'on ne chauffait les bùns qu'après le carnaval. Gela te donne la mesure de Fatras. Tout est à l'avenant. Comme douceur orientale le bain turc est une chose que je regretterai. Rien i ne nettoie comme ça. A IiOuIb Bonllhet. Fatras, 10 février 1351. Merci, bon vicuxsolide, des deuxpiècesgrecques. Il y avait longtemps que je n'avais reçu quelque chose d'aussi cràûo de ta seigneurie. Celle du « Vesper » nous a enthousiasmés avec toutes sortes de « th ». Je la trouve irréprochable, si ce n'est peut-être « pâtre nocturne ». La coupe : Toi tu eouris d'espoir dcrnère les caleaux, Vespor, est bien heureuse, la seconde strophe surtout. L'idylle est bonne aussi, quoique d'une qualité infé- iiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 41 rieure comme nature essentielle. J'aime ces vers : L'atelier dea sculpteurs est plein de cette hlEtoîre Sa gorge humide eacor do l'écume des eaux Phehé qui hait l'hymen et qu'on croit vierge encore Ses pieds nus en silence effleuraient la bruyère. Le jeune Endymion qui a surpris le soleil me parait très profondément grec. En résumé voilà deux bonnes places, la première surtout. Ta pièce au Vesper est peut-être une des choses les plus profon- dément poétiques que tu aies faites. C'est là la poésie comme je l'aime, tranquille et brute comme la nature, sans une seule idée forte et où chaque vers vous ouvre des horizons à faire rêver tout un jour, comme ; Les grands bœurs sont couchés sur les larges pelouses. Oui, viens, je ne sais trop t'exprimer ma satis- faction. Au lieu des tartines que tu m'as envoyées à propos des splendides vignettes de tes pages, j'aurais autant aimé que tu me parlasses de toi. Que deviens-tuï Que fais-tu? matériellement, s'entend. Quid de Venere? Il y a longtemps que tu ne m'as conté tes fredaines de jeune homme. Quant à moi, mes cheveux s'en vont. Tu me reverras avec la calotte; j'aurai la calvitie de l'homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu'il ■ y a de plus bête en fait de sénihté précoce. J'en suis attristé {sic). Maxime se moque de moi, il peut avoir raison. C'est un sentiment féminin, indigne d'un homme et d'un républicain, je le sais; mais j'éprouve par ïk le premier symptôme d'une décadence qui m'humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens 4. 42 CORRESPONDANCE DE G. FLAL'QEHT. bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand'mère de Béranger, le temps perdu. Où es-tu. chevelure plantureuse de mes dix-huit ans qui me tombais sur les épaules avec tant d'espérances et d'orgueU I Même après l'Orient, la Grèce est belle. J'ai profon- dément joui au Parthénon. Ça vaut le gothique, on a beau dire, et je crois surtout que c'est plus difficile à comprendre. Nous avons eu généralement mauvais temps depuis Athènes jusqu'ici. Nous passions les rivières à gué; souvent nous avions de l'eau jusqu'au derrière et nos chevaux nageaient sous nous. Le soir nous coucbions dans des écuries, autour d'un feu de branches humides, pêle-mêle avec les chevaux et les hommes. Le jour nous ne rencontrions que des troupeaux de moutons et de chèvres, et les bergers, qui les gardaient, avaient à la main de grands bâtons recourbés comme des crosses d'évêque ; des chiens au museau noir se ruaient sur nous en aboyant et venaient mordre nos chevaux au jarret, puis au bout de quelque temps s'en retournaient. La Grèce est plus sauvage que le désert; la misère, la saleté et l'abandon la recouvrent en en- tier. J'ai passé trois fois par Eleusis. Au bord du golfe de Corinthe, j'ai songé avec mélancolie aux créatures antiques qui ont baigné dans ces flots bleus leur corps et leur chevelure. Le port de Phalère a la forme d'un cirque. C'est bien là qu'arrivaient les ga- lères à proue chargées de choses merveilleuses, vases et courtisanes. La nature avait tout fait pour ces gens-là, langue, paysage, anatomies et soleils ; jusqu'à la forme des montagnes qui est comme sculptée et a des lignes architecturales plus que partout ailleurs. i:,<,n--er 1,, GcjOgIc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 43 J'ai vu l'antre de Trophonius où descendit ce bon Apollonius de Tyane qu'autrefois j'ai chanté. Avoir choisi Delphes pour y mettre la Pythie est un coup de génie. C'est un paysage à terreurs religieuses, vallée étroite entre deux montagnes presque à pic, le fond plein d'oliviers noirs, les montagnes rouges et vertes, le tout garni de précipices, avec la mer au fond et un horizon de montagnes couvertes de neige. Nous nous sommes perdus dans les montagnes du Cithéron et avons faUIi y passer la nuit. En contemplant le Parnasse nous avons pensé à l'exaspération que sa vu,e aurait inspirée à un poète romantique de 1832 et quelle gueulade il lui aurait envoyée. La route de Mégare à Corinthe est incomparable; le sentier taillé h même la montagne, à peine assez large pour que votre cheval y tienne et à pic sur la mer, serpente, monte, descend, grimpe et se tord aux flancs de la roche couverte de sapins et de lentisques. D'en bas vous monte aux narines l'odeur de la mer; elle est sous vous, elle berce ses varechs et bruit à peine ; il y a sur elle de place en place de grandes plaques livides comme des morceaux allongés de marbre vert, et derrière le golfe s'en vont à l'inRni miUe découpures des montagnes oblongues à tour- nures nonchalantes. En passant devant les roches scirronniennes où se tenait Scirron, brigand tué par Thésée, je me suis rappelé le vers du doux Racine : Béate impur des brigands dont j'ai purgé la terre. Était-ce couenne l'antiquité de tous ces braves gens- là 1 En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et intolérablement nu! Il n'v a qu'à voir au iiiPrt h; Google ti CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Parihénon pourtant les restes de ce qu'on appelle le type du beau. S'il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vigoureux et de plus « nature », que je sois pendu. Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevauz sont indiquées jusqu'au sabot et saillantes comme des cordes. Quant aux ornements étpangers, peintures, colliers en métal, pierres précieuses, etc., c'était prodigué. Ça pouvait être simple, mais en tous cas c'était riche. Le Parthénon est couleur de brique. Dans certains endroits ce sont des tons de bitume et d'encre. Le soleil donne dessus presque constamment, quelque temps qu'il fasse, ça casse-brille. Sur la corniche dé- mantelÉe viennent se poser des oiseaux, faucons, cor- beaux. Le vent souffle entre les colonnes, les chèvres broutent l'herbe entre les morceaux de marbre blanc cassés et qui roulent sous le pied. Çà et là, dans des trous.des tas d'ossements humains, restes de la guerre. De petites ruines turques parmi la grande ruine grecque, et puis au loin et toujours, la mer. Parmi les morceaux de sculpture que l'on a trouvés dans l'Acropole, j'ai surtout remarqué un petit bas- relief représentant une femme qui rattache sa diaus- sure et un tronçon de torse. Il ne reste plus que les deux seins depuis la naissance du cou, jusqu'au-des- sus du nombril. L'un des seins est voilé, l'autre dé- couvert. Quels tétons I n. d. D. I quel tetoni il est rond-pomme, plein, abondant, détaché de l'autre et pesant dans la main. 11 y a là des maternités fécondes et des douceurs d'amour à faire mourir. La pluie et le soleil ont rendu jaune blond ce marbre blanc. C'est d'un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la chair. C'est si tranquille et si noble ! On dirait qu'il va se gonfler et que les poumons qu'il y a dessous I ,<,n--erl,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. i9 vont s'emplir et respirer. Comme il portait bien sa draperie âne à plis serrés, comme on se serait roulé là-d663us en pleurant! Comme on serait tombé devant à genoux en croisant les mains I J'ai senti là-devant la beauté de l'expression « Stupet acris », un peu plus j'aurais prié. A Athènes nous avons fait une visite i. Canaris. C'est un gros petit homme trapu, le nez de côté, à cheveux blancs rares, sans crâne. Je lui ai promis de lui envoyer les pièces d'Hugo qoi le concernent. 11 ne le connaissait pas même de- nom I vanité de la gloire ! J'ai relu Eschyle. J'en reviens à ma première im- pression, ce que j'aime le mieux c'est Agamemnon. En fait de souvenirs de la Grèce, nous rapportons deux morceaux de marbre de l'Acropole d'Athènes et un du temple d'Apollon Epicureus. J'ai acheté dans vu village, sur les bords de l'Alphée, un monchoir brodé & une paysanne- L'Eurotas est bordé de lauriers-roses et de peupliers. lie paysan de Sparte est unique et demande quatre pages de description, ce sera pour plus tard. L'Ëlide est couverte de chênes. Nous l'avons traversée pour venir id dans notre dernière journée, où. nous avons fait en ligne droite sur la carte 22 lieues (15 heures de trot). Nous avons des balles ravagées, culottées et dégue- nillées qui sont hautes comme chic. De chocolat, que j'étais en Syrie, je suis devenu brique. J'ai les sour- cils presque roux comme un vieux matelot. Je ne m'excite pas à me considérer. Adien, vieux. l.,<,n.-<- ,, Google 4l3 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. A sa mère. Naples, Oman 1851. Quoiqu'il n'y ait pas de lettre de toi à la poste (peut être y en a-t-il : c'est une infâme pétaudière, un chenil de gredins), je m'en vais t'écrire comme s'il y en avait, pauvre vieille chérie. Car une de mes ■. lettres n'a qu'à manquer et voilà une bonne femme, j'imagine, qui se figure que je suis tombé malade. - , Bientôt, cependant, va cesser notre correspondance, car j'espère que dans un mois tu ne seras pas loin de t'embarquer. Tâche de partir de Marseille par le bateau du 9, Par ce moyen, tu seras à Rome pour la semaine sainte; ça en vaut la peine. Naplos est vraiment un séjour délicieux, quoique jusqu'à présent nous n'ayons guère joui de ses beautés. Tout notre temps est employé au musée des antiques, qui est inépuisable. La nuit dernière je n'ai pas dormi, tant j'avais la tête pleine de bustes d'impératrices et de bas-reliefs votifs, Nons allons là à 9 heures du matin, nous en sortons à 3 heures. Le soir se passe à mettre au net nos notes ou au théâtre. En noua dépê- chant bien, nous en avons encore pour une quinzaine de jours. Restera ensuite le Vésuve, Pompéi et les environs. Aujourd'hui nous devions aller à Capoue, mais nous nous sommes trompés sur l'heure de départ du chemin de fer (quelle autre baraque!); il eût été trop tard, nous n'aurions pu rien voir et nous sommes rentrés tranquillement chez nou,s. Dans quelques jours nous irons à Pœstum, ce qui est un petit voyage de trois jours. DKjiiiiPrt bv Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 47 Mercredi dernier, mercredi des cendres, le musée était fermé, (D'abord tout est fermé à Naples.) C'est fermé à c^tuse du Carême, à cause du dimanche, parce que la reine est malade, parce qu'elle n'est pas malade, parce que le prince de Salerne se meurt; bientôt ce sera parce qu'il est mort (car le bonhomme, dit-on, crève en ce moment). Nous avons été à Baja, nous avons vu le lac Lucrin, l'Aveme, les éluves de Néron, etc., et la place des villas où tous ces vieux menèrent leur crâne vie. Quels hommes! Nous avons bu du Falerne dans un cabaret, en vue de la mer, sous une treille desséchée, à cflté du temple de Vénus, dans lequel il y avait une barque à sec. Depuis que nous sommes ici il a fait assez laid (relativement, bien entendu), si ce n'est le jour où nous avons été à Baja. Aujourd'hui pourtant il fait beau soleil. Les femmes sortent nil-tôte en voiture, avec des fleurs dans les cheveux, et elles ont toutes l'air très garces. 11 n'y a pas que l'air. A la Chlaia les marchandes de violettes vous mettent presque de force leurs bouquets à la boutonnière. Il fant les rudoyer pour qu'elles vous laissent tranquille. Du reste, belle abondance de monacaille et de curés; un carillon de cloches aux quatre cents églises de la ville, et des mendiants à tous les pavés. Que le voyageur est un être sotl J'étudie tous ceux gui viennent au musée. Sur cinq cents il n'y en a pas un que cela amuse, certainement. Ils y viennent parce que les autres y viennent. Le lorgnon sur l'œil, on fait le tour des galeries au petit trot, après quoi on ferme le catalogue et tout est dit. iiiPrt h; Google COBHESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Rome, S avril 1S5I- Rien de nouveau à l'apprendre ; nous ne sortons pas des musées. Le Vatican et le Capitole nous occupent entièrement, le Vatican surtout, où il y a vrEÙment des petites choses assez coquettes. La quantité de chefs- d'œuvre qu'il y a à Rome est quelque chose d'effrayant et d'écrasant. On s'y sent plus petit encore que dans le désert. Tout le monde afflue pour la semaine sainte. Les maisons sont pleines et les derniers venus ont du mal à trouver où se caser. Je vais écrire à Bouilhet, dont je n'entends pas plus parler que s'il était mort, ce qui m'ennuie. Pauvre garçon, comme il s'amuserait ici I Comme il humerait les ruines et la campagne I Car la campagne de Rome est ce qu'il y a de plus antique à Rome. Quant à la ville elle-même , malgré la quantité de choses antiques, le cachet antique n'y est plus, il a disparu sous la robe du jésuite. 11 faut prendre Rome comme un Taste musée et ne pas lui demander autre chose que du XVI' siècle. J'ai vu l'autre jour une vierge de Mu- rillo dont il y a de quoi devenir fou, comme diraitle père Parain, et avant d'arriver à en faire une semblable on attraperait bien des fluxions de poitrine. Une réflexion m'est venue hier àpropos du Jugement dernier do Michel-Ange. Cette réflexion est celle-ci, c'est qu'il n'y a rien de plus vil sur la terre qu'un mau- vais artiste, qu'un gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans y jamais débarqueret y planter son drapeau. Faire de l'art pour gagner de l'argent, flatter le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c'est là la plus ignoble ..CtHI'^lc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 4» des professions, par la même raison que l'artiste me semble le maître homme des hommes. J'aimerais mieux -avoir peint la chapelle Sixtine que ga^në bien des batailles, même celle de Marengo. Ça durera plus longtemps et c'était peut-être plus difficile. Et je me suis consolé de ma misère en songeant du moins k ma bonne foi. Tout le monde ne peut pas être pape. Le dernier franciscain qui court le monde pieds nus, qui a l'esprit borné et qui ne comprend pas les prières qu'il récite est aussi respectable peut-être qu'un cardi- nal, s'il prie avec conviction, s'il accomplit son œuvre avec ardeur. Il est vrai, le pauvre homme, qu'il n'a pas pour le réconforter dans ses découragements le spectacle de sa pourpre. A Ernest Chevalier. Roine, Savrit I8S1. Je savais, cher Ernest, que tu devais te marier ; ma mère me l'avait écrit, mais j'ignorais que la chose fût faite. Sois heureux, c'est tout ce que je te souhaite, et tout ce qu'on peut souhaiter, il me semble bien. Pauvre vieux, nous sommes loin l'un de l'autre, nous qui vécûmes jadis comme des frères siamois. Nos conditions différentes, toi d'homme marié et établi et moi de vagabond rêveur, nous séparent encore plus que les kilomètres qui se déroulent entre nous et nous distancent. Je crois que tu as pris le bon chemin, entre nous soit dit et sans te faire de compliments, et que j'ai pris moi, je ne dis pas le mauvais, mais que le mauvais m'a pris (mes doctrines philosophiques, comme, dirait le garçon^ ne me permettant pas de re- connaître qu'il y ait eu en cela liberté et libre arbitre). SO CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Je ne cache pas que j'ai en vie de connaître ta femme et d'embrasser tes moutards à naitre. Ce que je te chargede faire aux uns et àl'autre, si toutefois, mon cher Monsieur, cela n'a rien qui vous déplaise, Âhloui, quand nous hurlions sur ce pauvre billard de l'Hôtel-Dieu, converti en théâtre dont tu étais le décorateur, qui nous eût dit qu'aujourd'hui je serais à Rome, que je sortirais de Saint-Pierre à i heures du soir et que je t'écrirais? qui nous eût dit encore que je serais chauve, car tu me reverras la tête h peu près dépouillée ? Je ressemble par là à Jules César et à une citrouille, car j'ai aussi énormément engraissé en Orient. Tu vas goûter, cher Ernest, tu goûtes déjîi des bonheurs qui me seront toujours interdits. Je crois, comme le paria de Bernardin de Saint-Pierre, que le bonheur se trouve avec une bonne femme. Le tout est de la rencontrer, et d'être soi-même un bonhomme, condition double et effrayante. Quoi qu'il t'advienne par la suite, souviens-toi, cher vieux, que tu as là- bas, au bord de l'eau entre la côte et la rivière, une oreille toujours ouverte pour les confidences, une main amie qui ne te faillirait pas et un dévouement qui poTu- être vieux n'a pas vieilli. Si l'écorce par- fois t'a pu sembler plus râpeuse que par le passé, c'est que j'ai subi des petites scènes d'intérieur (je parle de l'&me) qui ont dû me cristalliser un peu les manières. II faut faire comme à Herculanum, dé- blayer la lavé, et tu retrouveras les peintures encore fraiches. Eh bien oui, j'ai vu l'Orient et je n'en suis pas plus avancé, car j'ai envie d'y retourner. J'ai envie d'aller aux Indes, de me perdre dans les pampas de l'Amé- rique et d'aller au Soudan voir la chasse aux nègres et aux éléphants. De toutes les débauches possibles CORRESPONDANCE DE G. FUUBERT. 51 le voyage est la plus grande que je sache, c'est celle- là qu'on a Inventée quand on a été fatigué des autres. Je la crois plus pernicieuse à la tranquillité de l'esprit et à la bourse que ne peut l'être celle du vin ou du jetr. On s'embête parfois, c'est vrai, mais on jouit dé- mesurément aussi. La vue du sphinx a été une des voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne me suis pas tué là, c'est que mon cheval ou Dieu ne l'ont pas positivement voulu. La mer Morte m'a aussi fait plus de plaisir que je ne l'aurais supposé d'après son nom H mer Morte ou lac Asphaltite h, que je li- sais sur les cartes depuis longtemps. Nous n'avons pu aller eu Perse, hélas! les mas- sacres d'Alep et le soulèvement de la province de Bagdad nous en ont empêchés. Nous a prudence de nous y engager, que nous y s tés; nous avons même traversé la Syrie le fusil au poing. Personne n'a voulu nous conduire sur le mont Thabor et nous avons eu deux ou trois fois des alertes qui auraient pu devenir chaudes. Dieu merci, tout s'est bien passé, quoique tout notre monde ait été malade. Notre domestique français que nous avions emmené a failli crever de la llè\Te, dans le Liban. Quant à nous deux, nous avons été inébranlables comme des rocs. Pendant huit mois consécutifs nous avons vécu de riz, d'œufs durs, de notre chasse, c'est-à-dire de tourterelles et d'eau claire. En Syrie, même régime, sauf que nous nous refaisions le tempérament dans les villes. Quant à l'Asie Mineure et à Rhodes, c'est plus confortable sous le rapport du bec. En Grèce nous avons souffert un peu du froid. Nous avons été bien rincés par les pluies et par tes neiges. Nous nous sommes perdus une nuit dans le Cithéron, ce qui nous a donné occasion d'engueuler Apollon et les .oo>^lc sa CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. neuf Muses. Nous avons traversé le Péloponnèse dans un rude moment. Souvent poor passer les fleuves noua avions de l'eau jusqu'au nombril et nos che- vaux nageaient sous nous. De Patraa nous nous som- mes embarqués pour Brindisi, et de Brindisi nous avons gagné Naples à travers les Galabres. Voilà, cher vieux, ce que nous avons fait. Quant à l'Egypte, nous «ommes remontés au delà de la première cataracte, environ 80 lieues au-dessus du tropique du Cancer, et nous avons fait un détour pour gagner les bords de la mer Rouge, voyage de dix jours dans le désert par 50 degrés de chaleur Réaumur et par temps de Ram- sin autrement dit Simoun, meurtrier en poésie. Nous avons vu partout par-là des choses. Monsieur, que l'on ne verrait pas à Paris, même en payant. le dé- sert 1 le déserti \ quelque jour quand tu viendras au coin du feu y rôtir la semelle de tes bottes, je pourrai te faire part ■de mes impressions de voyage, qui pour éfxe moins blagueuses que celles du sieur Dumas ne laisseront pas peut-être de t'amuser tout autant. A Louis Bouilhet. Rome, 9 ayril 1851. Je t'ai écrit de Patras une longuissime lettre où je te parlais de tes deux pièces du Vesper et du Conjdon, aussi ai-jeété fort étonné, dans lepetit motque Maxime a reçu de toi à Naples, de voir que tu me demandais mon avis. Tu as dû pourtant recevoir cette lettre, je serais fâché qu'elle fût perdue. De jour en jour à Naples et à Rome depuis que j'y suis, j'attendais et j'attends une lettre de ta seigneurie. DKjiiiiPrt bv Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 5:t Je n'en ai pas eu depuis Athènes, c'est-à-dire depuis janvier dernier. C'est long, cher Monsieur. Que de- viens-tu donc ? Voilà l'été, pauvre vieux ; au mois de juillet prochain, dans deux mois et demi nous re- prendrons nos dimanches, nos gueulades, nos chères et communes inquiétudes. Tu t'étendras sur mon ta- pis de voyage, plein encore de sable et de puces. Tu fumeras dans mes pipes longues et humeras si tu veux le cuir de ma selle. Je deviens fou de désirs « effrénés » (j'écris le mot et je le souligne). Un livre que J'ai lu à Naples sur le Sahara m'a donné envie d'aller au Soudan avec les Touaregs qui ont toujours la figure voilée comme des femmes, pour voir la chasse ans nè^es et aux élé- phants. Je rêve bayadères, danses frénétiques et tous les tintamarres de la couleur. Rentré à Croisset, il est probable que je vais me fourrer dans l'Inde et dans les grands voyages d'Asie. Je boucherai mes fenêtres et je vivrai aux lumières. J'ai des besoins d'orgies poé- tiques. Ce que j'ai vu m'a rendu exigeant. Mais parlons de Rome, tu t'y attends, bien sûr. Eh bien, vieux, je suis fâché de l'avouer, ma première impression a été défavorable. J'ai eu, comme un bour- geois, une désillusion. Je cherchais la Rome de Néron et je n'ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L'air prêtre emmiasme d'ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d'une teinte morne et sémi- nariste. J'avais beau me fouetter et chercher, toujours des églises, des églises et des couvents, de longues rues ni assez peuplées ni assez vides, avec des grands - murs unis qui les bordent et le christianisme telle- ment nombreux el envahissant, que l'antique qui sub- siste au milieu est écrasé, noyé. L'antique subsiste dans la campagne, inculte, vide, S4 CORRESPOI^OANCË DE G. FLAUBERT. maudite comme le désert, avec ses grands n d'aqueduc et ses troupeaux de bœufs à large enver- gure. Ça c'est vraiment beau et du beau antique rêvé. Quanta Rome elle-même, sous ce rapport, je n'en suis pas encore revenu; j'attends pour la reprendre par là que cette première impression ait un peu disparu. Ce qu'ils ont fait du Golysée, -les misérables 1 Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l'arène douze chapelles! Mais comme tableaux, comme sta- tues, comme seizième siècle, Rome est le plus splen- dide musée qu'il y ait au monde. La quantité de chefs- d'œuvre qu'il y a dans cette \"ille, c'est étourdissant 1 C'est bienla ville des artistes. On peuty passer l'exis- tence dans une atmosphère complètement idéale, en dehors du monde, au-dessus. Je suis épouvanté du Jugement dernier de Michel-Ange. C'est du Gœthe, du Dante et du Shaliespeare îondus dans un art unique, ça n'a pas de nom et le mot sublime môme me parait mesquin, car il me semble qu'il comporte en soi quelque chose d'aigre et de trop simple. J'ai vu une vierge de Murillo qui me poursuit comme une hallucination perpétuelle. Un enlèvement d'Europe de Véronèse, qui m'excite énormément, et encore deux ou trois autres choses à faire beaucoup causer. Il y a quinze jours que je suis à Rome. Je t'en parlerai plus longuement plus tard. Mais la Grèce m'a rendu difficile sur l'art antique. Le Parthénoo me gâte l'art romain, qui me parait à côté mastoc et trivial. Oui c'est beau, la Grèce, Ahl pauvre vieux, commeje t'ai regretté à Pompéï! Je t'envoie des fleurs que j'y ai cueillies dans un lupa- nar sur la porte duquel se dressait un phallus. Il y avait dans cette maison plus de fleurs que dans aucune autre. Les semences antiques tombées à terre ont CORRESPONDANCE DE G. FLJlUBEHT. S3 peuf-étre fécondé le sol. Le soleil cas&e-brîllaîl sur les murs gris . J'ai vu Pouzzoles, le lac Lucrin, Baja. Ce sont des paradis terrestres; les empereurs avaient bon goût. ie me suis fondu en mélancolies par là. Commeuntouristejesuis monté au haut du Vésuve, ce qui m'a même éreinté. Le cratère est curieux. Le soufre a poussé sur ses bords en formidables végéta- tions jaunes et lie de vin. J'ai été à Pœstum. J'ai voulu aller à Caprée et ai failli y rester... dans les flots. Malgré ma (jualité de canotier, j 'ai bien cru que c'était mon dernier moment. J'avoue avoir été troublé et même avoir eu paour, grand paour. J'étais à deux doigts de ma perte, comme Rome ans pires temps des guerres Puniques. Naples est charmant par la quantité de femmes qu'il y a. Tout un quartier est garni de p qui se tien- nent sur leur porte, c'est antique et vrai Suburre, Lorsqu'on passe dans la rue, elles retroussent leur robe jusqu'aux aisselles et vous montrent leur c. pour avoir deux ou trois sols. EUes vous poiu^suivent dans cette posture. C'est encore ce que j'ai vu de plus raide comme prostitution et cynisme. Noua deux Maxime au bout de la rue avons laissé tomber notre tête sur notre poitrine et avons soupiré : « Ce pauvre Bouilhetni ). C'est à Naples qu'il faut aller pour se retremper de jeunesse, pour aimer la vie. Le soleil même en est amoureux. Tout est gai et facile. Les chevaux por- tent des bouquets de plumes de paon aux oreilles. " La Chiaia est une grande promenade de chênes verts au bord de la mer, arbres en berceau et le murmure des flots derrière. Tu verras Maxime dans un mois. Je lui em-ie la tSe CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, bonne embrassade rju'il te donnera et cette fleur du retour que mon ëgoïsme aurait voulu t'ofl'rir. Fleur dn retour est bien Sainte-Beuve. Je compte être à Venise vers le commencement de juin et m'en fais une fête. Je m'y donnerai une bosse de peinture vénitienne dont je suis amoureux. C'est définitivement celle qui m'est la plus sympathique. On dit que ce sont des matérialistes, soit. En tous cas ce sont des coloristes et de crânes poètes. Adieu, cher vieux de mon cœur, je t'embrasse. Après-demain je pars de Rome, et d'une encorel Je commençais à y bien vivre. On peut s'y faire une atmosphère complètement idéale et vivre, à part, dans les tableaux et les marbres. J'en ai dévoré le plus quej'aipu. Quanta l'antique, on est froissé d'abord de ne pas l'y rencontrer, et il est certain qu'il est con- sidérablement étouffé. Comme ils ont gâté Romel Je comprends bien la haine que Gibbon s'est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colysée une pro- cession de moines I II faudrait du temps pour bien se reconstruire dans la tête la Rome antique, encrassée de l'encens de toutes les églises. 11 y a des quartiers pourtant, sur les bords du Tibre, de vieux coins pleins de fumier, oùTon respire un peu. Maislesbellesruesl Monsieur! Mais les étrangers! mais la semaine sainte et la via Condotti avec tous ses chapelets, tous ses faux camées, tousses Saint-Pierreenmosaïquellly apour les touristes des magasins pleins de pierres du Forum arrangées en presse-papierpourmettre sur les bureaux. iiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 87 On a fait des porte-plames avec les marbres des tem- ples. Tout cela agace bougrement les nerfs. Telle est la première impression que m'a produite Rome. Quant,à la Rome du xvi" siède, elle est flambante. La quantité des chefs-d'œuvre est une chose aussi surprenante que lem' qualité. Quels tableaux! quels ~ tableaux! J'ai pris des notes sur quelques-uns. Oui, on y vivrait bien à Rome — mais dans quelque rue du Peuple. — A, force de solitude et de contem- plation, on monterait haut comme mélancolie his- torique. J'ai été hier soir à Tibur. J'ai passé devant la place de la villa d'Horace, il y avait quatorze messieurs et dames, montés sur des &nes. La campagne estmagnifique, déserte et désolée, avec de grands aqueducs. Là on est bien. J'en suis fâché, mais Saint-Pierre m'ennuie. Cela me semble un art dénué de but. C'est glacial d'ennui et de pompe. Quelque gigantesque que soit ce monu- ment, il semble petit. Le vrai antique que j'ai vu fait da tort au faux. On a bâti ça pour le catholicisme qnand il commençait à crever, et rien n'est moins amusant qu'un tombeau neuf. J'aime mieux le grec, j'aime mieux le gothique, j'aime mieux la plus petite mosquée, avec son minaret lancé dans l'air comme un grand cri. Quand on se promène dans le Vatican, on se sent en revanche pénétré de respect pour les papes. Quels messieurs! Comme ils se sont arrangé leur maison! Si tu me demandes ce que j'ai vu de plus beau à Rome, d'abord la chapelle Sixtine de Michel-Ange. C'est un art immense, à la Gœthe, avec plus de passion. n me semble que Michel-Ange est quelque chose d'inouï, comme serait un Homère shakespearien, un 58 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. mélange d'antique et de moyen Âge, je ne sais quoi. Il y a encore le torse du Vatican, un torse d'homme penché en avant, un dos avec tous ses muscles I Douze bonnes toiles dans difl'ërentes galeries et tout le reste... Je suis amoureux de la vierge de Hurillo, de la ga- lerie Corsini. Sa tête me poursuit et ses yeux passent et repassent devant moi comme des lanternes dan- santesl Adieu, vieux. Si tu peux, envoie-moi le plus de pa- pier écrit possible. Surtout maintenant que je suis seul, ça me fera du bien. Tes lettres en voyage font partie de mon hygiène. Croiaaet, septembre 1851. Lundi lOir. J'aurais dû déjà répondre à votre longue et douce lettre qui m'a ému, pauvre chère femme ; mais je suis moi-même si lassé, si aplati, si embêté, qu'il faut que je me secoue vertement pour vous dire merci d'avoir lu si vite MelcenU. J'ai embrassé de votre part l'au- teur qui a été touché de cette sympathie, vous êtes la première du public qui l'applaudissiez; eh bien, qu'en dites-vousî n'est-ce pas que c'est crânement tourné, je ne puis juger de sang-froid cette œuvre qui a été faite sous mes yeux, à laquelle j'ai beaucoup contribué moi-même; j'y suis pour trop pour qu'elle me soit étrangère. Pendant trois ans c'a été travaillé au coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à vers; je crois qu'on peut dire que ça promet un poète de haute futaie. Nous étions, il y a quelques années, en province, un groupe de jeunes drôles qui vivions ,, Goo<^lc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. B9 dans un étrange mondejevoosassure; nous tournions entre la foJie et le suicide; il y en a qui se sont tués, d'autres qui sont morts dans leur lit, un qui s'est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l'ennui — c'était beau! — Il n'en reste plus rien que nous deux Bouilhet qui sommes tant changés. Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue qui poussait à l'ombro dans la retraite, comme des cham- pignons gonQés d'ennui. Le secret de tout ce qui vous étonne en moi, chère amie, est dans ce passé de ma vie intime, que personne ne donnait; le seul conSdent qu'elle ait eu est en- terré depuis quatre ans dans un cimetière de village h ilienes d'ici. C'est quand je suis sorti de cet état que je suis venu à Paris et que j'ai connu Maxime; j'avais vingt ans, j'étais un homme et tout à fait; il a pu lire le livre, mais non la préface, que je me rappelle bien, mais que je ne saurais nettement faire comprendre. Melœnis en résumé est le dernier écho de beaucoup de cris que nous avons poussés dans la soUtude, c'est l'assouvissance d'un tas d'appétits qui nous ravage le cœur. 'Vous avez raison de dire que je n'en ai pas. Je me le suis dévoré à moi-même. Aujourd'hui je me suis noyé dans des flots d'amertume, l^rrivée des exemplaires de Melœnis m'a fait un effet de tristesse nous avons passé hier toute notre après-midi sombres comme la plaque de la cheminée, ça nous causail une impression de prostration, d'abandon, d'adieu, comprenez-vous 7 Quand j'ai reçu, au contraire, il y a quatre ans le volume de Maxime, les mains me trem- blaient de joie en coupant les pages. D'où vient cette glace de maintenant, impression dilîérente de l'autre? Je vous assure que tout cela ne 60 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. m'excite nullement et que j'ai grande envie de devenir phoque, comme vous dites. Je me demande à quoi boa aller grossir le nombre des médiocres (ou des gens de talent, c'est synonyme) et me tourmenter dans un tas de petites affaires qui d'avance me font hausser les épaules de pitié ; il est beau d'être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle h. frire de sa phrase et de les y faire sau- ter comme des marrons, U. doit y avoir de déhrants orgueils à sentie qu'on pèse sur rhumanité de tout le poids de son idée, mais il faut pour cela avoir quelque . chose à dire. Or, je vous avouerai qu'il me semble que je n'ai rien que n'aient les autres, ou qui n'ait été aussi bien dit, ou qui ne puisse l'être mieux. Dans cette vie que vous me prêchez, j'y perdrais le peu que j'ai, je prendrais les passions de la foule pour lui plaire et je deviendrais à son niveau. Autant rester au coin de son feu à faire de l'art pour soi tout seul comme on joue aux quilles. L'art au bout du compte n'est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles ; tout n'est peut-(itre qu'une immense blague, j'en ai peur, et quand nous serons de l'autre eûté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d'apprendre que le mol du rébus était si simple. J'ai revu la Manche et je l'ai traversée; la dernière fois que je l'avais vue c'était h Trouville en revenant de Bretagne, il y a quatre ans. Quoique j'aie passé les meilleurs moments de ma jeunesse ft humer son odeur et à dormir sur ses galets, je garde tout mon amour & la Méditerranée, j'aime la couleur avant tout et le calme, n'en déplaise auxgens poétiques qui préfèrent la tempête. Nous avons fait à Londres une promenade au cimetière de High-Gate. Quel abus d'architecture égyp- tienne et étrusque! Comme c'est propre «t rangé! ces CORRESPONDANCE DE G. FLAUUEHT. «1 gens-là ont l'air d'être morts en gants blancs. Je dé- teste les jardinets autour des tombeaux avec des pla- tes-bandes ratissées et des fleursépanouies. Cette anti- thèse m'a toujours semblé de basse littérature; en fait de cimetières j'aime ceux qui sont dégradés, ravagés, en ruines, pleins de ronces, avec des herbes haute» et quelque vache échappée du clos voisin qui vient brouter là, tranquillement. Avouez que ça vaut mieus qu'un policeman en uniforme 1 Est-ce bête l'ordre! c'est-à-dire le désordre, car c'est presque toujours. ainsi quil se nommt . A la mAms. Croisset, unit de jeudi, 1 beure^ Oui, je voudrais que vous ne m'aimiez pas et que vous ne m'eussiez jamais connu, et en cela je crois exprimer un regret touchant votre bonheur. Comme jevoudrais n'être pas aimé de ma mère, ne pas l'aimer ni elle ni personne au monde; je voudrais qu'Q n'y eût rien qui partit de mon cœur pour aller aux autres et rien qui partit du cœur des autres pour aller au mien: plus on vit, plus on souffre. Pour remédier à Texistence, n'a-t-on pas inventé, depuis que le monde existe, des mondes imaginaires et l'opium, elle tabac et les liqueurs fortes et l'éther? Béni celui qui a trouvé le chloroforme 1 les médecins objectent qu'on en peut mourir; c'est bien de cela qu'il s'agit! c'est que vous n'avez pas suffisamment la haine de la vie et de tout ce qui s'y rattache; vous me comprendriez mieux si vous Étiez dans ma peau et & la place d'une dureté gratuite, vous verriez une commisération émue, quel- que chose d'attendri et de généreux, 11 me semble. Vous me croyez méchant ou égoïste pour le moins, ne U. 6 f.2 CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT, songeant qu'à moi, n'aimant que moi. Pas plus que les autres, allez, moins peut-être, s'il était permis de faire son éloge. Vous m'accorderez toutefois le mérite d'être vrai. Je sens peut-être plus que je ne dis, car j'ai rel(!gué toute emphase de mon style. Chacun ne peut faire que dans sa mesure ; ce n'est p^ un homme vieilli comme moi dans tous les excès de la soUtude.nei-veux à s'évanouir, troublé dépas- sions rentrées, plein de doute du dedans et du dehors, ce n'est pas celui-là qu'il fallait aimer. Je vous aime comme je peux, mal, pas assez, je le sais, je le sais, mon Dieu! à qui la faute? au hasard! à cette vieille fatalité ironique, qui accouple toujours les choses pour la plus grande harmonie de l'ensemble et le plus grand désagrément des parties ; on ne se rencontre qu'en se heurtant, et chacun, portant dans ses mains ses entrailles déchirées, accuse l'autre qui ramasse les siennes. Prends la vie de plus haut, monte sur une tour (quand même la base craquerait, crois-la solide), alors tu ne verras plus rien que l'étherbleu tout autour de toi. Quand ce ne sera pas du bleu, ce sera du brouillard : qu'importe, si tout y disparaît noyé dans une vapeur calme. Il faut estimer une femme pour lui écrire des choses pareilles. Je me tourmente, je me gratte; mon roman a du mal à se mettre en train, J'ai des accès de style et la phrase me démange sans aboutir. Quel lourd aviron qu'une plume et combien l'idée, quand il la faut creuser avec, est un dur courant! Je m'en désole tel- lement que ça m'amuse beaucoup. J'ai passé aujour- d'hui ainsi une bonne journée, la fenêtre ouverte avec du soleil sur la rivière et la plus grande sérénité du monde; j'ai écrit une page, en ai esquissé trois autres, CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 63 j'espère dans une quinzaine être enragé, mais la cou- leur où je trempe est tellemeut neuve pour moi, que j'en ouvre des yeux ébahis. Mon rhume touche à sa décadence, ça va bien. Au milieu du mois prochain, j'irai à Paris passer deux ou trois jours. TravaOle, pense à moi, pas trop en noir, et si mon image te revient, qu'elle t'amène des sou- . veuirs gais, il faut rire quand même. Vive la joie! Paris, l"janvier 1S52. Slcrcredi, ! heures. Je n'irai pas vous voir ce soir, je ne sais encore si j'irai chez Du Camp, je lui avais donné rendez-vous hier et j'y ai manqué. A quoi bon porter chez les amis les fosses Domange intérieures dont l'exhalaison vous asphyxie vous-même? Je vais mettre le bouchon des- sus et vous ne sentirez plus rien. Pardon, excusez- moi, j'ai eu le tort de penser tout haut, seul, un ins- tant, deux soirs de suite ; je vous jure par Dieu que ' vous n'aurez plus à me reprocher de telles incongruités. Je serai gentil, aimable, charmant et faux h.- faire vomir, mais je serai convenable, je veux devenir un homme tout à fait bien. La tête vous tournait donc quand je vous menais par la main au bord du balcon? J'y vis penché, moi, et sans balustrade, ou du moins à force d'avoir les coudes appuyés dessus, voilà qu'elle se descelle petit à petit et que je la sens trembler. Quand je couchais sur la natte du Juif ou du fellah, j'étais dévoré de poux et de puces, mais je ne me plaignais pas à mon hôte de ce qu'il m'avait donné la vermine. N'avez-vous donc pas compris quelle im- mense amitié il fallait que j'eusse pour vous pour me iiiPrt h; Google «^ CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. permettre de vous dire tout cela, pour me montrer h vous si EU, si déshabillii, si faible, vous qui m'accusez d'orgueilî ce n'était guère en avoir, avouez-le. Fermons là ce chapitre et n'en parlons plus. Le son de ces «oivres vous fait saigner les oreilles, j'y mettrai une sourdine, ou vous jouerai de la flûte. Un mot d'expli- cation et ce sera touti J'aime à user les choses; or tout s'use, je n'ai pas eu un sentiment que je n'aie «ssayé d'en finir avec lui. Quand je suis quelipie part, je tâche d'être ailleurs; quand je vois un terme quel- conqiiB,j'ycours tête baissée; arrivé au terme, je bâille. C'est pour cela que lors (pi 'il m 'arrive dem'embêter, je m'enfonce encore plus dans l'embêtement; quand quel- que chose me démange je me gratte jusqu'au sang et je suce mes ongles rouges. Se distraire d'une chose c'est vouloir que la chose revienne, il faut que cette chose se distraie de nous, ou au contraire, qu'elle 9'é- carte de notre être naturellement. Je sais un rustre de me plaindre devant vous, mais est-ce que je me plains? Enfin, c'est fini, n,i,ni, n'en parlons plus. Vous avez dû recevoir une petite lampe hier au soir. Je viendrai demain soit dans la journée ou le soir, mais plus probablement le soir, avec un visage gai, un esprit gai, un costume gai, tout à neuf, comme il convient pour la solennité du jour. A vous qui m'aimez comme un arbre aimo le vent; à vous pour qui j'ai dans le cœur quelque chose de long et de doux, quelque chose d'ému et de recon- naissant qui ne périra pas; itoi, pauvre femme que je fais tant pleurer et que je voudrais tant faire sourire, bonne âme qui pansez le lépreux, quoique la lèpre n'ait pas besoin d'Être pansée et que le lépreux s'en fâche parfois. Je te souhaite tout ce que je n'ai pas, la DKjiiiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 03 sérénité d'esprit, la joie en soi et tout ce qui fait qu'on est content de soi. Je te souhaite l'ébranchage de toutes les épines de la vie et des allées sablées à marcher, bordées de fleurs avec des bruits de ruisseau, des rou- coulements de colombes dans les branches et de grands vols d'aigles dans les nuages. Il ne faut déses- pérer de rien ; il y a trois ans, l'an 1849, à minuit, je pensais à la Chine et l'an 1850, à minuit, j'étais sur le Nil. G'étEÙt sur la route. C'était un à peu près, c'était autre chose enfin, qui saitîN'espérons pas, mais atten- dons. Adieu, h demain. Croisset, janvier 1853. Eh bien ! vieux père Paraîn , vous ne venez donc pas ? Savez-vouB que ma cheminée s'embête de ne pins vous avoir à cracher dans ses cendres? N'est-ce pas avant un mois que nous vous reverrons? Dépéchez- vous, mon vieux compagnon, maman s'ennuie beau- coup de ne pas vous avoir. La société de miss Isa- belle n'a pas pour elle remplacé la vôtre, et voilà aussi le moment venu de faire un tas de rangements pour lesquels vous lid serez fort utile; quant à moi, vous savez si votre présence m'est agréable, elle fait pres- que partie de mon existence. Depuis que nous sommes revenus de Paris, il fait ici un temps affreux. La mai- son est pleine dliumidîté au rez-de-chaussée. Les murs suent comme un homme qui a trop chaud ; on a été (Aligé de faire du feu partout. Maman s'est dé- cidée h démeubler la maison de Rouen. Ce ne va pas Être uue petite affaire quand vous serez revenu. D,<,n,en 1„ Google ee CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Tout le temps que nous avons été à Paris Liliae a été mauvaise comme le diable. J'avais conseillé de la renvoyer k Olympe pour la duire un peu, mais depuis que nous sommes ici, son humeur est redevenue plus sociable. Vous trouverez chez Achille une nouvelle figure anglaise, je ne la connais pas encore. Je me suis trouvé, comme tous savez, à Paris, lors du coup d'État. J'ai manqué d'être assommé plusieurs fols, sans préjudice des autres où j'ai manqué d'être sabré, fusillé ou canonné, car il y en avait pour tous les goûts et de tontes les, manières; mais aussi j'ai parfaitement vu : c'était le prix de la contre-marque. La Providence, qui me sait amateur de pittoresque, a toujours soin de m'envojer aux premières représen- tations quand elles en valent la peine. Cette fois-ci je n'ai pas été volé; c'était coquet. Le poème du sieur BouUhet a bien mordu. Le voilà maintenant posé d'aplomb dans la gent de lettres. L'année prochaine il s'en ira à Paris, et me plantera là, ce dont Je l'approuve, mais ce qui ne m'égaye pas quand j'y pense. Je me suis remis à travailler comme un rhinocéros, les beaux temps de Saint-Antoine sont revenus. Fasse le ciel que le résultat me satisfasse davantage I A M"' X... CroUiet, samedi soir, 3 h. 15, janvier 1S53. J'ai passé un commencement de semaine affreux, mais depuis jeudi je vais mieux; j'ai encore six à huit pages pour être arrivé à un point, après quoi je t'irai voir, je pense que ce sera dans une quinzaine. BouQhet, iiiPrt b, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 67 jecrois,viendraavecmoi;s'ilnet'écrit pas plus souvent, c'est qu'il n'a rien h. te dire ou qu'il n'a pas le temps. Sais-tu, le pauvre diable, qu'il est occupé huit heures par jour à ses leçons? J'ai été cinq jours à faire une ;7a^e la semaine dernière ■ et j'avais tout laissé pour cela, grec, anglais, je ne fai- sais que cela. Ce qui me tourmente dans mon livre, c'est l'élément amusant, qui y est médiocre. Les faits man- quent, moi je soutiens que les iV^es sont des faits; il est plus difficile d'intéresser avec, je le sais, mais alors c'est la faute du style. J'ai" ainsi cinquante pages d'affi- lée où il n'y a pas un événement, c'est un tableau con- tinu d'une vie bourgeoise et d'un amour inactif; amour d'autant plus difficile à peindre qu'il est à 1^li: 70 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, à cette œuvre (je les ferai peut-être) elle sera tou- jours défectueuse, il y manque trop de choses et c'est toujours par l'absence qu'un livre est faible. Une qualité n'est jamais un défaut, il n'y a pas d'ex- cès, mais si cette qualité en mange une autre, est-eUe toujours une qualité? En résumé, il faudrait pour l'Éducation récrire ou du moins recaler Tensemble, refaire deux ou trois chapitres, et, ce qui me paraît le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque où l'on montrerait comment fatalement le même tronc a dû se bifurquer, c'est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi, mais l'enchaînement de la cause h l'effet ne l'est point. Voilà le vice du livre et comment il ment à son titre. Je t'ai dit que ÏÉdt^cation avait été un essai. Saint- Anloine eu est nn autre. Prenant un sqjet où j'étais entièrement libre comme lyrisme, mouvements, dé- sordonnements, je me trouvais alors bien dans ma nature et je n'avais qu'à aller. Jamais je ne retrou- verai des éperduments de style comme je m'en suis donné là pendant dix-huit grands mois, comme je choisissais avec cœur les perles de mon ccilierl Je n'y ai oublié qu'une chose, c'est le ûl, seconds tentative et pis encore que la première ; noaintenant j'en, suis à ma troisième : il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre. Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'estunJivre sur rien, un livre sans attache extérietu^, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 71 8e peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a "* le moins de matière ; plus l'expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau. Je crois que l'avenir de l'art est dans ces voies; je le vois à mesure qu'il grandit s'éthérisant tant qu'il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu'aux . lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu'aux jets de Byron, la forme en ' devenant habile s'atténue ; eUc quitte toute liturgie.tou te règle, toute mesure ; elle abandonne l'épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d'orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui Ift produit. Cet affranchissement de la matérialité m retrouve en tout, et les gouvernements l'ont suivi depuis les despotisraes orientaux jusqu'aux socia- Usmes futurs. C'est pour cela qu'il n'y a ni beaux ni vilains sujets .\ et qu'on pourrait presque étahUr comme axiome, en Be posant au point de vue de l'art pur, qu'il n'y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière >.' absolue de voir les choses ; il me faudrait tout un livre pour développer ce que je veux dire. J'écrirai sur tout cela dans ma vieillesse quand ja n'aurai rien de mieux à barbouiller; en attendant je travaille à mon roman avec cœur. Les beaux temps de Saint-Anloine vout-ils revenir? que le résultat soit autre, Seigneur Dieul Je vais lentement: en quatre jours j'ai fait cinq pages, mais jusqu'à présent je m'amuse. J'ai retrouvé ici de la sérénité; il fait un temps affreux, la rivière a des allures d'Océan, pas un chat ne passe sous mes fenêtres. Je fais grand feu. La mère de BouilheletCany tout entier se sont fâchés contre lui pour avoir écrit un livre immoral. Ça a fait scandale, on le regarde comme un homme d'esprit, ,00;ilc 72 GORBESPONDANGK DE G. FLAUBERT, maie perdu, c'est uo paria. Si j'avais eu quelques doutes sur la valeur de l'œuvre et de l'homme, je ne les aurais plus. Cette consécration lui manquait, on n'en peut avoir de plus belle : être renié de sa famille et de son pays I (C'est très sérieusement que je parle.) Il y a des outrages qui vous vengent de tous les triomphes, des sitïlets qui sont plus doux pour l'or- gueil que des bravos. Le voilà donc pour sabiographio future classé grand homme d'après toutes les régies de l'histoire. Croisset, nuit de samedi 1" tévrïer IB52. Mauvaise semaine ; le travail n'a pas marché; j'en étais arrivé à un point où je ne savais trop que dire. C'étaient toutes nuances et finesses où je ne voyais goutte moi-même, et il est fort difficile de rendre clair par les mots ce qui est obscur encore dans notre pen- sée. J'ai esquissé, gâché, pataugé, tàtdnné; je m'y retrouverai peut-être maintenant. Oh! quelle polis- sonne de chose que le style ! tu n'as point, je crois, l'idée du genre de ce bouquin; autant je suis débraillé dans mes autres livres, au'ant dans celui-ci je tâche d'être boutonné et de suivre une ligne droite géom^ ' trique : nul lyrisme, pas de réflexions, la personnalité de l'auteur absente. Ce sera triste à Hre, il y aura des choses atroces de misère et de fétidité. Bouilhet trouve que je suis dans le ton et espère que ce sera bon. Dieu l'entende 1 Mais ça prend des proportions formidables comme temps; à coup sûr, je n'aurai point fini h l'entrée de l'hiver prochain. Ce bon Saint-Antoine t'intéresse donc? sais-tu qua iiiPrt b, Google CORRESPONDANCE DE S. FUUBMT. 73 tu me gâtes avec tes éloges. Cest une œuvre man- qufie. J'ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine et je l'ai oublie. C'est un personnage k faire (difSculté qui n'est pas mince); s'il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j'ai mis là beaucoup, beau- coup de temps et beaucoup d'amour. Mais ce n'a pas été assez mûri. De ce que j'avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait et je m'y suis mîe ; tout dépend du plan; Saint Antoine en manque, la déduction des idées sévère- ment suivie n'a point son parallëlisme dans l'euchal-. nement des faits. Avec beaucoup d'échafaudages dramatiques, le dramatique manque. Tu me prédis de l'avenir; oh! combien de fois ne 8uis-je pas retombé par terre, les ongles saignants, les côtes rompues, la tête bourdonnante, après avoir voulu monter à pic sur cette muraille de marbre 1 Comme j'ai déployé mes petites ailes I mais l'air pas** sait à travers au lieu de me soutenir, et, dégringolant alors, je me voyais dans les fanges du découragement. Une fantaisie indomptable me pousse à recommencer; j'irai jusqu'au bout, jusqu'à la dernière goutte de mon cerveau pressé. Qui sait? le hasard a dos bonnes for- tunes; avec on sens droit du métier que l'on fait, et une volonté persévérante, on arrive à l'estimable. 11 me semble qu'il y a des choses que je sens seul et que d'autres n'ont pas dites et que je peux dire. Le côté douloiireux de l'homme moderne que tu remar- ques est le fruit de ma jeunesse. J'en ai passé une. bonne avec ce pauvre Alfred, nous vivions dans une serre idéale où la poésienous chauffait l'embêtement de l'existence au TO* degré Réaumur. C'était là un homme 74 COHBESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Gelul-là ! Jamais je n'ai fait, à travers les espaces, de voyages pareils; nous allions loin sans quitter le coin de notre feu, nous montions haut quoique le plafond de ma,cliambre fût bas ; il y a des après-midi qui me sont restés dans la tête, des conversations de six heures consécutives, des promenades sur nos eûtes et des ennuis à deux, des ennuis, des ennuis! tous souvenirs qui me semblent de couleur vermeille et flamber derrière moi comme des incendies. Tu me dis que tu commences à comprendre ma vie; il faudrait savoir ses origines. A quelque Jour-je m'écrirai tout h mon aise; mais dans ce temps-là je .n'aurai plus la force nécessaire. Je n'ai par devers moi aucun autre horizon que celui qui m'entoure immédiatement. Je me considère comme ayant qua- rante ans, comme ayant cinquante ans, comme ayant ■ soixante ans. Ma vie est un rouage monté qui tourne régulièrement; ce que je fais aujourd'hui, je le ferai demain, je I'eû fait hier, j'ai été le même homme il ■y a dix ans ; il s'est trouvé que mon organisation est un système, le tout sans parti pris de soi-même, par la pente des choses qui fait que l'ours blanc habite les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je suis un homme-plume, je suis par elle, à cause d'elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. Tu ver- ras à partir de l'hiver prochain un changement appa- rent. Je passerai trois hivers àuser quelques escarpins, puis je rentrerai dans ma tanière où je crèverai obs- cur ou illustre. Manuscrit bu imprimé, il y a pourtant au fond quelque chose qui me tourmente, c'est la non- connaissance de ma mesure. Cet homme qui se dit si calme est plein de doutes sur lui-môme; il vou- drait savoir jusqu'à quel point il peut monter et la puissance exacte de ses muscles. Mais demander cela DKjnien 1„ Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEBT. 75 c'est être bien ambitieux, car la connaissance précise de sa force n'est peut-être autre que le génie. Crolsset, Bimedi soir, minuit et demi. Février 1SS3. Tu n'as guère le mot pour rire si de semblables sottises t'importent; moi je ris de tout, même de ce que j'aime le mieux; il n'est pas de choses, faits, sentiments ou gens sur lesquels je n'aie passé naïve- ment ma boufTonnerie, comme un rouleau de fer & lustrer les piècesd'étoffes; c'est une bonne méthode, on voit ensuite ce qui en reste; il est trois fois enraciné en vous le sentiment que vous y laissez, en plein vent, sans tuteur, ni fil de fer, et débarrassé de toutes ces convenances, si utiles pour faire tenir debout les pourritures. Est-ce que la parodie même siffle jamais? Il est bon et il peut même être beau de rire de la vie, pour^Ti qu'on vive; il faut se placer au-dessus de tout et placer son esprit au-dessus de soi-même, j'entends la liberté de l'idée, dont je déclare impie toute limite. Si cettelongueglosepédantesquenete satisfait pasrje te demande pardon de ma maladresse. N'importe, tu m'as dit, ily a aujourd'hui qiiinze jours, sur le Pont-Royal en allant dîner, un mot qui m'a fait bien plaisir, à savoir que tu t'apercevais qu'il n'y avait rien de plus faible que de mettre en art des sentiments personnels. Suis cet axiome pas à pas, ligne par hgne, qu'il soit tou- jours inébranlable en ta conviction en disséquant chaque fibre humaine et en cherchant chaque Syno- nyme de mot, et tu verras ! tu verras I comme ton horizon s'agrandira, comme ton instrument ronflera et quelle sérénité t'emplira. Refoulé à l'horizon, ton i..„,,. ..Google ■» COnRES?ONDlKCB DE G. FLAUBERT. eœuT l'éclairera dn fond au lieu de t'éblouir sur la premier phm; toi disséminée en tons, tes personnages ■vivront et au lieu d'une éternelle personnalité décla- matoire, qui ne peut même ee continuer nettement faute de détails précis qui lui manquent toujours, à cause des travestissements qui la déguisent, on verra dans tes œuvres des foules humaines. Si tu savais combien de fois j'ai souffert de cela en toi, combien de fois j'ai été blessé de la poétisation '^ de t^oses que j'aimais mieux à leur état simple ! Pour- quoi prendre l'étemelle figure insipide du poète, qui plus elle sera ressemblante au type plus elle se rap- prochera d'une abstraction, c'est-^-dire de quelque ch(ised'anti-artistique,d'anti-pla6tique, d'anU-humain, d'antipoétique par conséquent, quelque talent de mots d'ailleurs que l'on y mett«; il y aurait un beau livre h faire sur la littérature probante , du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin de l'homme; le milieu, l'art, comme lui dans l'espace, doit rester suspendu dans l'infini, complet en lui-même, indéi>endant de son producteur; on se prépare paa- là dans la vie et dans l'art de ter- ribles mécomptes ; vouloir se chauffer les pieds au soleil, c'est vouloir tomber par terre, respectons la lyre, elle n'est pas faite pour un homme, mais pour l'homme. Me voilà bien humanitaire ce soir, moi que tu accuses de tant de personnalité, je veux dire que tu t'apercevras Mentit, situ suis cettevoie nouvelle, que tu as acquis tout à coup des siècles de maturité et que tu prendras en pitié l'usage de se chanter soi-même-: cela réussit une fois dans un cri, mais quelque lyrisme qu'ait Byronpar exemple, comme Shakespeare l'écrase à pôté avec son im personnalité surhumaine. Est-ce CORRISPONDANCE BE G. FLACBEBT. Tl qu'on sait seulement s'il était triste au gai? L'artiste doit s'arranger de façon à faire croire à la postérité qu'il n'a pas vécu; moins je m'en fais une idée et plus il me semble grand; je ne peux rien me figurer sur la personne d'Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois de dos seulement un TÏeOlard de stature colossale sculptant la nuit aux flambeaux. Tu as en toi deux facultés auxquelles il faut donner jeu, une raillerie aiguii, non, une manière déliée de voir,ieveax dire, et uneardeur méridionale de passion vitale, quelque chose de tes. épaules dans l'esprit. Sitôt que tu sauras une solution définitive pour le ' prix, écris-moi. J'ai fini ce soir de débarbouiller la première idée de mes rêves de jeune fllle; j'en ai pour quinze jours encore à naviguer sur ces lacs bleus, après quoi j'irai au bal et passerai ensuite un hiver pluvieux, que je clorai par une grossesse et le tiers de mon livre à peu près sera fait. A propos de bal, j'ai fait une débauche mercredi dernier, j'ai été à Rouen au concert entendre Alard le violoniste, et j'en ai vu là desballes! c'était la liaute société; quelles têtes que ceUes de mes compatriotes 1 j'ai retrouvé là des visages oubliés depuis douze ans, etqne je voyais quand j'allais au spectacle, en rhéto- rique. J'ai reconnu du monde que Je n'ai pas salué,' lequel a fait de même; c'était très fort de part et d'autre. Le plaisir d'entendre de fort belle musique très bien jouée a été compensé par la vue des gens qui le partegeaieut avec moi. aqnz^r. h; Google 78 COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. A la mèm«. Croisaet, luudi «oir J'ai une occasion de faire revenir d'Angleterre tes autographes. Veux-tu que je dise qu'on me les rap- porte? Je crois que là-bas, tu n'en tireras pas grand' chose ou du moins il faudrait attendre peut-être bien longtemps. Réponds-moi donc là-dessus. Sab-tu que le sire Sainte-Beuve engage Bouilhet à ne pas ramasser le» bouts de cigare d'Alfred de Musset; dans un article où il louangeait un tas de médiocrités avec force citations, c'est à peine s'il l'a nommé, et sans en citer un vers ; en revanche beaucoup de coups d'encensoir à l'illustre M. Houssaye, à M' de Girar- dln, etc. Ce qu'il en dit est habile au point de vue de la haine, parce qu'il passe dessus, comme sur quelque chose d'insignifiant. Je n'ai jamais eu grande sym- pathie pour ce lymphatique coco (Sainte-Beuve), mais cela me confirme dans mon préjugé; il est pourtant d'ordinaire trop bienveillant pour que la chose vienne entièrement de lui, il y a là-dessous quelque histoire, d'autant qu'il a été publié il y a trois semaines environ un article dans le Mémorial de Rouen, qui est de la même inspiration, c'est-à-dire louange de toute la rerue de Paris (sauf Maxime toutefois), à l'exclusion de Bouilhet, toujours écrasé par M. Houssaye qui se trouve dans les environs. Tu connais Sainte-Beuve, tu devrais bien nous savoir le fond de cette histoire- là. Je serais simplement curieux que tu causasses avec lui pendant quelque temps de Melœms, comme si tu n'avais pas lu son article (il a paru dans le Cons- . tilulionnel lundi dernier). Depuis que je suis paiti de Paris j'ai eu une fois iiiPrt h; Google CORBESPOtIDANCÉ DE G. FLAUBERT. 79 doq lignes de Du Camp, voilàtout; il a écrit à Bouilhet qn'U était trop occupé pour écrire des lettres. Quand il voudra revenir à moi, il retrouvera sa place et ja tuerai le veau gras, et je crois bien que ce jour-là elle «loi paraîtra douce, car il s'achemine à de tristes mécomptes... enfin. J'ai un Ronsard complet, 2 vol. in-folio, que j'ai fini par me procurer. Le dimanchG nous en Usons h nous défoncer la poitrine; les extraits des petites éditions courantes en donnent une idée comme toute espèce d'extraits et de traductions, c'est-à-dire que les plus belles choses en sont absentes. Tu ne t'ima- gines pas quel poète c'est que Ronsard. Quel poète ! quel poète 1 quelles ailes I c'est plus grand que Virgile et ça vaut du Gœthe, au moins par moments, comme éclats lyriques. Ce matin à midi et demi je lisais tout haut une pièce qui m'a fait presque mal nerveuse- ment, tant elle me faisait plaisir. C'était comme si l'on m'eût chatouillé la plante des pieds; nous sommes bons à voir, nous écumons et nous méprisons tout ce qui ne lit pas Ronsard sur la terre. Pauvre grand homme, si son ombre nous voit, doit-elle être con- tente I cette idée me fait regretter les Champs-Elysées des anciens : c'eût "été bien doux d'aller causer avec ces bons vieux que l'on a tant aimés pendant que l'on vivait. Comme les anciens avaient arrangé l'existence d'une -^açon tolérable! Donc nous avons encore pour deux ou trois mois de dimanches enthousiasmés. Cet horizon me fait grand bien, et de loin jette un reflet ardent sur mon travail. J'ai assez bien travaillé cette semaine. l,<,n.-<- ,, Google COREIESPONDAMCE DE G. FLA[?fi£BT, Croiaget, mercredi, I heure de nuit. Laisse donc là toutes tee correctiouB : la chose est • risquée, qu'elle le soit. Je viens de relire pour mon roman plusieurs livres d'enfant; je suis à moitié fou ce soir de tout ce qui a passé aujourd'hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu'à des récils de naufrages et de flibus- tiers. J'ai retrouvé des vieilles gravures que j'avais co- loriées à sept et huit ans et que je n'avais pas revues depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres en vert. J'ai re(5prouvé devant quelques-unes (un hiver canaque dans les glaces entre autres] des terreurs que j'avais eues étant petit; je voudrais je ne sais quoi pour me distraire, j'ai presque peur de me cou- cher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale avec des ours qui les assaillent dans leur cabane (cette image m'empêchait de dormir autrefois], et des pirates chinois qui pillent un temple à idoles d'or. Mes voyages, mes souvenirs d'enfant, tout se colore l'un de l'autre, se met bout k bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale. J'ai lu aujourd'hui deux volumes de Bouilly : pauvre humanité 1 que de bêtises lui sont passées par la cervelle depuis qu'elle existe ! Voilà deux jours que je tâche d'entrer dans des l'èves de. jeunes filles et que je navigue pour cela dans les océans laiteux de la hltérature à casjels, trouba- dours h. toques de velours et plumes blanches; fais- moi penser à te parler de cela, tu peux me donner là-dessus des détails précis qui me manquent. Le sieur de Musset est diablement dans les idée» aqnz^r. h; Google COflSESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 81 reçaes, sa vanité est de sang bourgeois. 3e ne crois pas, cooune toi, que ce qu'il a senti le plus soient les ceavres d'art ; ce qu'il a senti le plus, ce sont ses propres passions. Mussetest plue poète qa'utiste, eimaintenaut beancoap plus homme que po^, «t un pauvre homme. Masset n'a jamais sëpu^é la poésie des sensations qu'elle complète. La musique selon lui a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait et la poésie pour la consolation du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa calotte, on brtUe sa culotte et on pisse sur le soleil. Cest ce qui lui est arrivé. Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie. Nou, elle a une base plus sereine ; e^ euflisait d'avoir les neita sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu'Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie, j'en peux dire quelque chose moi qui ai entendu k travers des portes fermées parler à voix basse des gens & trente pas de moi, moi dont on voyait à travers la peau du ventre bondir tous les viscères et qui parfois ai senti dans la période d'une seconde un nûlliân de pensées, d'images, de combinaisons de toute sorte qui jetident à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d'un feu d'artifice ; mais ce sont d'excellents sujets de conversation et qui émeuvent. La poésie n'est point ime débilité de l'esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une ; cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse. Je m'explique. Si j'avais eu le cerveau plus solide, je n'aurais point été malade de faire mon 'droit et de m'ennuyer, j'en aurais tiré 'parti., au lieu d'en tirer du mal. Le chagrin, an lieu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes membres et les crispait en convulsions. C'était une DKjnien 1„ Google 88 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. âéviatinn. Il se trouve souvent des enfantsauxquelg la musique fait mal; ils ont de grandes dispositiona, retiennent des airs à la première audition, . s'exaltent en jouant du piaQO, le cœur leur bat, ils maigrissent. pâlissent, tombent malades, et leurs pauvres nerfs comme ceux des chiens se tordent de souffrance au son des notes. Ce ne sont point làles Mozarts de l'avenir; la mcalion a été déplacée, l'idée a. passé dans la chair où elle reste stérile, et la chair périt; il n'en résulte lù génie rnl santé. Même chose dans l'art, la passion ne fait pas les vers, et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J'ai toujours péché par là, moi, "c'est îfue" jè~~" me suis toujours mis dans tout ce que j'ai fait — à la 1 place de saint Antoine,, par exemple c'est moi qui y ; suis, la sensation a été pour moi et non pour le lec- teur. Moins on sent une chose, plus on est apte à l'expH- __-^er comme elle est {comme elle est toujours en elle- même dans sa généralité et dégagée de tous ses contingents éphémères), mais il faut avoir la faculté , de se la faire sentir. Cette faculté n'est autre que le ■^ génie voir, avoir le modèle devant soi, qui pose. C'est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. Pour les choses qui n'ont pas de mots le regard suffit, les exhalaisons d'âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style; ailleurs c'est une prostitution de l'art et du sentiment même. C'est cette pudeur-là qui m'a toujours empêché de faire la cour à une femme; en disant les phrases po-é-liqu£s qni me venaient alors aux lèvres, j'avais peur qu'elle ne se dise : « Quel charlatan I » et la crainte d'en être un effectivement m'arrêtait (cela me fait songer à M"" *** qui, pour me montrer comme eUe aimait son mari et l'inquiétude qu'elle avait eue du- CORRESPONDA.NCE DE, G. FLAUBERT. 89 raot une maladie de cinq à six jours qu'il avait faite, relevait son bandeau pour que je visse deux ou trois cheveux blancs sur sa tempe et médisait: a J'ai passé trois nuits sans dormir, trois nuils h. le garder), n C'était en effet formidable de dévouement. Sont de même farine tous ceux qui vous parlent de leurs amours envolés, de la tombe de leur mère, de leur père, de leurs souvenirs bénis, baisent des médailles, pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant des enfants, se piment au théâtre, prennent un air pensif devant l'Océan. Farceiu's! farceurs! et triples saltimbanques I qui font le saut du tremplin sur leur propre cœur pour atteindre à quelque chose. J'ai eu moi aussi mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j'en porte encore comme un galérien la marque dans le cou. Avec ma main brûlée j'ai le droit maintenant d'écrire des phrases sur la nature du feu. Tu m'as connu quand cette période venait de se clore et arrivé à l'âge d'homme; mais avant, autrefois, j'ai cru à la réalité de la poésie dans la vie, à la, beauté plastique des passions, etc.; j'avais une admiration égale pour tous les tapages, j'en ai été assourdi et je les ai distingués. A la même. CroUset, juillet 1S&3. Nuit de samedi, 1 heure. J'ai été d'abord deux jours sans rien faire, fort ennuyé, fort désœuvré, très endormi ; puis j'ai remonté mon horloge à tour de bras, et ma vie maintenant a repris le tiC-tac de son balancier ; j'ai rempoigné cet éternelgrec dont je viendraiàbout dans quelquesmois, .carje me le suis juré. Ktmonromanquisera âniDieu 'sait qnanâl Iln'y arien d'effrayant et de consolant l,<,n.-<- ,, Google 81 COBRESPONDANCB BB G. FLAUBERT, k ia fiùs comme une oeuYre longue devant soi, on a tant de blocs à remuer et de si bonnes heures à passer! Pour le moment je ania dans les rèvea déjeune fille jusrju'au cou. Je suis presque fô^hé que tu m'aies conseillé de lire les mémoires de M' Lafarge, car je vais probablement suivre ton avis^et j'ai peui* d'être ( / entraîné plus loin que Je ne ven^S^oMte la valeur de / mon livre, s'il yen a une, sera d'areir au marcher droit _y fiiir un cheveu, suspendu entre le double abime du ^ lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une I 1 analyse narrativelYQuand je pense à ce que cela peut être, j'en ai des éblouissements, mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m'est confiée à moi, j'ai des coliques d'épouvante h. fuir me cacher n'importe où. JetravaUIe commeunmulet depuis quinze longues années. J'ai vécu toute ma vie dans cet entêtement de maniaque, à l'exclusion de mes autres passions que j'enfermais dans des cages, etque j'allais voir quelque- . fois seulement pour me distraire. Oh ! si je fais jamais nue belle œuvre, je l'aurai bien gagnée. Plût à Dieu que le mpt impie de BufTon fût vrai ! je serais sûr d'être un des premiers. Tu as fait vis-à-vis de Bouilhet quelque chose qui m'a été au cœur. C'était bien bon (et bien habile I); c'aura été son premier succès à ce pauvre Bouilhet, il se rappellera cette soirée toute sa vie; ma muse intérieure t'en bénit, et envoie à ton âme son plus tendre baiser. Non, je ne t'oublierai pas, quoi qu'il advienne, et je reviendrai à ton affection à travers toutes les autres ; tu seras un carrefour, un point d'intersection de plusieurs entre-croisements (je tombe dans le Sainte-Beuve : sautons). Et d'ailleurs est-ce qu'on oublie quelque chose, est-ce que rien se passe, est-ce qu'on peut se détacher de ouoi que ce CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 85 soit ? Les natures les plus légères elles-méines, si elles pouvaient réfléchir uq moment, seraient étonnées de tout ce qu'elles ont conservé de leur passé; U y a des constructions souterraines à tout, ce n'est qu'une question de surface et de profondeur-. Sondez et vous trouverez. Pourquoi a-t-on cette manie de nier, de conspaer son passé, de songer d'hier et de vouloir toujours que la religion nouvelle elfuce les anciennes? Quant à moi, je jure devant toi que j'aime, que j'aime encore tout ce que j'ai aimé, et que quand j'en aimerais une autre, je t'aimerai toujours. Le cœur dans ses affections comme l'humanité dans ses idées s'étend sans cesse encercles plus élargis. De même que je regardais il y a quelques jours mes petits UvTes d'enfant, dont je me rappelais nettement toutes les images, quand je regarde mes années disparues, j'y retrouve tout, je u'ai rien arraché, rien perdu; on m'a quitté, je n'ai rien délaissé; successivement j'ai eu des amitiés 'tivaces qui se sont dénouées les unes après les autres ; ils ne se souviennent plus de moi, je me souviens toujours : c'est la complexion de mon esprit, dont l'écorce est dure. J'ai les nerfs enthou- siastes avec le cœur lent, mais peu à peu la vibra- tion descend et elle reste au fond. Adien, je vais me coucher; à demain. 0! Dieu des songes, fais-moi rêver ma Dulcinée ! As-tu remarqué quelquefois le peu d'empire de la volonté sur les rêves, comme il est libre l'esprit dans le sommeil et où il va? A. la tadme. CroisseE, diiiiaiidie. J'ai écrit h Pradier pour le concours dès lundi dernier; quant à Senard, je le connais trop peu pour II. 8 86 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. lui lien recommander, je ne l'ai vu que deux foia et dans des visites payées, pour les affaires de mon beau-frère; je connais ses gendres, mais les ricochets n'iraient pas jusque-là. Je crois du reste qu'il connaît peu d'académiciens; sa société était celle de l'archevêque de Paris et de Cavaignac, l'année dernière. Quant à Berryer, ils doivent être mal ensemble. Je voudrais bien que tu réussisses, j'y attache nne idée superstitieuse puisque j'y ai travaillé un peu moi-même; fasse le ciel que je ne t'aie pas porté malheur I Voici le résultat de notre délibération relativement à ton article. Ces messieurs de là-bassont évidemment peu gracie u!(. pour nous, malgré les belles promesses d'articles, etc. , rien ou presque rien n'a eu lieu. Gautier qrui en devait faire un dans la Presse n'en a pas fait et n'en fera pas. Maxime sera seul cet été à la Revue sans influence artistique supérieure ; nous verrons ce qu'il fera alors et s'il est complètement perdu pour nous, ce que je pense à peu près. D'ici là Bouilhet ne veut lui donner aucune prise à rien, qu'il ne puisse articuler aucun grief contre lui-même en dedans, qu'il se croie toujours le patron et le fil conducteur de cette électricité qu'il ne conduit pas du tout. Comprends-tu bien ce que nous voulons dire ? Bouilhet ne sait com- ment te remercier et s'excuser de refuser ton service, je me suis chargé d'entortiller la chose de précautions oratoires. Quoiqueje n'aie pas été d'abord de son avis, je le crois en effet plus prudent et plus fort au fond. Ainsi, attendons jusqu'au bout. Quant h. lui, je suis curieux du dénouement et je le présage pitoyable. Je ne sais si c'est le printemps, mais je suis prodi- gieusement de mauvaise humeur, j'ai les nerfs agacés comme des âls de laiton. Je suis en rage sans savoir l.,<,n.-<- ,, Google Ça ne va pas, ça ne marche pas ; je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J'ai dans des mo- ments envie de pleurer. II faut une volonté surhu- maine pour écrire, et je ne suis qu'un homme. II me semble quelquefois que j'ai besoin de dormir pendanj six mois de suite. Ah I de quel ceil désespéré je les regarde les sommets de ces montagnes où mon désir voudrait monterl Sais-tu dans huit jours combien j'aurai fait de pages, depuis mon retour de Paris — vingt — vingt pages en un mois et en travaUIant chaque jour an moins sept heures; et la fin de tout cela? le résultat? Des amertumes, des humiliations internes, rien pour se soutenir que la férocité d'une fantaisie indomptable; mais je vieillis, et la vio est courte. Ce que tu as remarqué dans la Bt-etagne est aussi ce que j'aime le mieux. Une des choses dont je fais le plus de cas, c'est mon résumé d'archéologie celtique, et qui en est véritablement une exposition complê/- en même temps que la critique. La difficulté de ce livre consistait dans les transitions et à faire un tout, d'une foule de choses disparates : il m'a donné beaucoup de mal, c'est la première chose que j'aie écrite péni- blement (je ne sais où cette difficulté de trouver le mot s'arrêtera, je ne suis pas inspiré, tant s'en faut); mais je suis complètement de ton avis, quant aux plaisanteries, vulgarités, etc., elles abondent; le sujet y était pour beaucoup : songe ce que c'est que d'écrire un voyage où l'on a pris d'avance le parti de tout racoftter. Que je t'embrasse à pleins bras, sur les deux joues, sur le cœur, pour quelque chose qui t'a édiappé et qui m'a flatté profondément. Tu ne trouves pas la Bretagne une chose assez hors ligne pour être montrée à Gautier et tu voudrais que la 88 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, premiëie impression qu'il eût de moi fût violente. Il vaut mieux s'abstenir, tu me rappelles à l'orgneil. Merci ! A la même. '~ Croieget, Jeudi, 4 heures du eoir. Je t'écris avec grand'peine, car j'ai depuis hier un riiumaUsme qui ne va qu'en empirant d'heure en heure; ce sont les pluies de la Grèce, les neiges du Parnasse et toute l'eau qui m'a ruisselé sur le corps dans le sacré vallon qui se font ainsi souvenir d'elles. Je souffre énormément et suis pas mal irrité. Le travail remarche un peu, me voilà à la fin revenu du dérangement que m'a causé mon petit voyage ^lc 104 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, reconstitaer sur d'autres bases, » etc. Il n'est pas de sottise ni de vice qui ne trouve aon compte et ses rêves. Je trouve que l'homme maiotenant est plus fa- natiqne que jamais, mais de M; il ne chante autre chose et dans cette pensée qui saute par-deesus les soleils, dévore l'espace et hèle après l'infini, comme dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que tette misère même de la vie dont elle tâche sans cesse de se dégager. Aiiiei la France depuis 1830 délire d'un réalisme idiot, l'infaillibilité du suffrage universel est prête h devenir un dogme qui va succéder à celui de l'iufaUlibilité du pape. La force du bras, le droit du nombre, le respect de la foule a succédé & l'autorité du nom, au droit divin, h. la suprématie de l'esprit. La conscience humaine ne protestait pas dans l'antir quité, la Loi était simple, les dieux la donnaient, elle était juste. L'homme esclave se méprisait lui-même autant que son maître. Je défie aucun dramaturge d'avoir l'audace de mettre en scène sur le boulevard un ouvrier volem-. Non : là il faut que l'ouvrier soit honnête homme, tandis que le monsieur est toujours un gredin ; de même qu'aux Français la jeune fille est pure, car les mamans y conduisent leurs demoiselles. Je crois donc cet axiome vrai, à savoir, que l'on aime le mensonge, mensonge pendant la journée et songe pendant la nuit. Voilà l'homme. A ta méniA Croisset, samedi eoir, 1S5& // faut se méfier de ses meilleures (Cédions, telle est la morale que je tire de ta lettre. Si le discours de Musset qui m'horripile t'a paru charmant et que tu .,C(X)>^li: CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 10S trouves également charmant ce que j'ai pn faire ou (erai, qu'en conclure? Mais où se réfugier, mon Dieu! où trouver un homme? Kerté de soi, conviction de son cœur, admi- ration du beau, tout est donc perdu? La fange univer- selle où l'on nage jnsqu'è la bouche empht donc toutes les poitrines? A l'avenir, et je t'en supplie, ne me parle plus de ce que l'on fait dans le monde, ne m'en- voie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s'y brasse ; ces choses me rendent ma- lade, elles me feraient devenir méchant et me renfor- cent d'autant dans un exclusivisme sombre qui me mèneraitàuneéfaroitessecatonienne;quejemeremercia de la bonne idée que j'ai eue de ne pas publier ! Je n'ai encore trempé dans rient ma muse {quelque déhan- chée qu'elle puisse être) ne s'est point encore pros- tituée, et j'ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire au public «tque ce puhlîcn'estpasfaitpourmoi.je m'en passerai: « si tu cherches à plaire, te voilà déchu», ditÉpictèle; je ne déchoierai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu étudié Épictète, et cependant ce n'est pas l'amour de la vertu qui manque dans son discours. Il noua apprend que M. Dupaty était honnête homme et que c'est bien bean d'être honnête homme; là- dessns satisfaction générale du public. L'éloge des qualités morales agréablement entremêlé à celui des qualités intellectuelles et mises ensemble au même niveau, est une des plus belles bassesses de l'art oratoire. Comme chacun croit posséder les prernières, du même coup on s'attribue les secondes! J'ai eu un domestique qui avait l'habitude de prendre du tabac; J06 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, je lui ai souvent entendu dire lorsqu'il prisait (pour e'excuser de son habitude) : « Napoléon prisait » et la tabatière en effet établissait certainement une cer- taine parenté entre eux deux, qui, sans abaisser le grand homme, relevait beaucoup le goujat dans sa propre estime. Voyons un peu ce fameux discours : le début est des plus mal écrit, il y a une série de qite de quoi faire vingt catogans. Je trouve ensuite le respect qui va l'empêcher de parler (Musset respectait le sieur Dupaty!), la mort prématurée de son père et une jéré- miade anodine sur les révolutions, lesquelles « inter- rompent pour un moment les relations de société ». Quel maliieurl cela me rappelle un peu les filles entre- tenues après 1 848, qui étaient désolées : les gens comme il faut s'en allaient de Paris, tout était perdu! Il est vrai que, comme contrepoids, arrive l'éloge indirect de l'abohtion de la torture, la grande ombre de Calas passe, escortée d'un vers corsé : L'n beau trait nous honore encor plue qu'un beau livre, ïtlùe reçue et généralement admise, quoique l'une soit plus facile à faire que l'autre. J'ai pris bien des petits verres, dans ma jeunesse, avec le sieur Louis Fessard, mon maitre de natation, lequel a sauvé quarante à qua- rante-six personnes d'une mort imminente et au péril de ses jours. Or, comme il n'y a pas quarante-six beaux hiTus dans le monde, depuis qu'on en fait, voilà un drôle qui à lui tout seul enfonce dans l'estime d'un poùte tous les portes. Continuons : Rioge des écoliers reconnaissants envers leurs maîtres (flatterie indirecte aux professeurs ci-présents}, et de rochef épîgramme sur la liberté : utile dulci, c'est le genre. DKjiiiiPrt h; Google CORRESPONDANCt; DE G. FLAUBERT. 107 Enfin une phrase est fort belle : « Le murmure de l'Océan, qui troublait encore cette tête ardente, se confondit dans la musique et un coup d'archet l'em- porta. » Mais c'est l'Océan et la musique qui sont cause que la phrase est bonne; et quelque indilTéreut que soit le sujet en soi, il faut qu'il existe néanmoins. Or, lorsque de mauvaise foi on entonne l'éloge d'un homme médiocre, qu'attendre, sinon une médiocrité? la forme sort du fond, comme la chaleur du feu. Arrive le petit conflteor; là le poète appelle ses œuvres rfes fautes d'enfant, se blâme des torts qu'il n'a plus et traite l'école romantique de n'avoir pas le sens commun , quoiqu'il ne renie pas ses maîtres. U y aurait eu ià. de belles choses à dire sur la place d'Hugo, restée vide. Comment se priver de pareilles joies, comment se refuser à soi-même la volupté de scandahser la com- pagnie? Mais lee convenances s'y opposaient, cela au- rait f^t de la peine à ce bon gouvernement et c'eût été de mauvais goût; mais en revanche, nous avons immédiatement après, l'éloge inattendu de Casimir Delivigne, gui savait que l'estime vaut mieux que le bruit, et qui en conséquence s'est toujours traîné à la re- ' morque de l'ùptuion, faisant les Messémennes après 4815, Le Paria dans le temps du libéralisme, Marino Falieri lors de la vogue de Byron^ Les enfants d'Edouard quand on raffolait de drame moyen âge. Delavigne était un médiocre monsieur, mais Normand rusé qui épiait le goût du jour et s'y conformait, con- ciliant tous les partis et n'en satisfaisant aucun, un bourgeois s'il en fut, un Louis-Philippe en Uttérature ; Uusset n'a pour lui que des douceurs. Louer des vers où se trouve celui-ci : ■ En quittant Raphaël je souris à l'Albane. n I ,„-,.-<.■■ ,, Google lOS C0RRB3P0NI1A?ICE DE G. FLAUBERT, et Anacréon à cdté d'Homère! L'Albane est le père du rococo en peinture. M. de Voltaire l'aimait beau- coup. Feraey est plein de ses copies, Musset, qui a tant injurié Voltaire dans Rolia, mais gui devait faii-e son éloge à l'Académie (car il était académicien), devait - bien ce petit bonunage à son peintre favori. Suit l'éloge de l'opéra comique comme genre : tout | est du même tonneau, sans cesse l'exaltation du gentil, du charmant. Musset a été bien funeste à sa génération en ce sens. Lui aussi, morbleu, a chanté la , grisette ! et d'une façon bien plus embêtante encore que Béranger, qui au moins est en cela dsns sa veine propre. Cette manie de l'étriqué (comme idées et comme œuvres) détourne des choses sérieuses, mais ça plaît, il n'y a rien à dire, on donne là-dedans pour le quart d'heure. Nous allons revenir à Florian avant deux ans, Houssaye alors florira, c'est un berger. Maintenant, un peu d'outrages aux grandes choses et aux grands hommes, le travail du poète : un noble exercice de C esprit, vraiment I et quoi qu'on en puisse dire encore I quelle audace I mais comme il y a des idées nobles et des idées apparemment, qui ne le sont pas, des routes grandes et sévères et des routes petites et plaisantes {d'après la classification des genres bien entendu, tragédies, comédies, comédie sérieuse, comédie pour rire, etc.), il s'ensuit que Bossuet et Fénelon sont au-dessus de Molière (non acadé- micien) Télémaque vaut mieux que le Malade ima- ginaire; pour les hommes graves, en effet, c'est une farce (tel est l'avis entre autres de M. Chéniel, profes- seur à l'école normale); n'importe, la petite route n'en est pas moins belle et à coup sûr elle doit être honorée; que de bouté! quand elle est suivie par un honnête homme (toujours l'honnête homme), autrement noni D,<>,iert b, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 109 Ensuite un peu de patriotisme, le drapeau de l'Em- pire, de beaux faits dans la garde nationale. Ce vers cité comme bon : Les doux tributs des ch&mps aur ton oade tranquille! et Tancrède qui est un type inimitable de poésie ckeva- leresguel enfin pour la conclusion, le bon exemple des gens qui meurent saintement escortés des sœurs de charité, les(iueUea nous avons déjà vues plus haut en compagnie de l'idée chrétienne glori&ée. O y en a pour tous les goûts, si ce n'est pour le mien. Quant à la réponse de Nisard, elle dégrade encore plus le sieur Musset. De Franck, de Rolla, de Berne- rette, pas un mot, et il était là, luil il avalait tout cela, il écoutait cette théorie que l'amour de Boi- leau est une qualité sociale. Il s'entendait dire que ses vers n'étaient pas sur leurs pieds et que les mères de famille daignaient l'approuver, une fois les enfants retirés. Avaler toutes ces grossièretés en public avec nn habit vert sur le dos, une épée au côté et un tri- corne à la main, cela s'appelle être honoré et voilà pourtant le but de l'ambition des gens de lettres ! On attend ce jour-là pendant des années, ensuite on est posé, consacré. Ahl c'est que l'on tous voit, il y a des voitures sur la place, et il ne manque pas non plus de belles dames qui vous font des compliments après la cérémonie. Deux heures durant même, le public vous gratilîe de cet empressement naïf, qu'il témoigne tour à tour & Tom-Pouce, aux otages, à la planète Le Verrier, aux ascensions de Lepoittevin, aux pre- miers convois du chemin de fer de Versailles (rive droite), et puis on figure le lendemain dans tous les journaux entre la politique et les annonces. Certes, il^est beau d'occuperde la place dans les âmes de la U. «0- DKjiiiiPrt bv Google HO CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. foule, mais on y est les trois quarts du temps en si piètre compagnie, qu'il y a de quoi dégoûter la déli- catesse d'un homme bien né. Avouons que si aucune belle cliose n'est restée iguorée, il n'y a pas de turpitude qui n'ait été applaudie, ni de sot qui n'ait passé pour grand bomme, ui do grand homme qu'on n'ait comparé à un crétin. La postérité change d'avis quelquefois (mais la tache n'en reste pas moins au front de cette humanité qui a de si nobles instincts) et encore ! est-ce que jamais la France reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine I II faut donc faire de l'art pour soi, pour soi seul, comme on joue du violon. Musset restera par ses côtés qu'il renie, il a eu.de beaus jets, de beaux cris, voilà tout; mais le Parisien chez lui entrave le poète, le dan- dysme y corrompt l'élégance, ses genoux sont raides de ses sous-pieds, la force lui a manqué pour devenir un maître, il n'a cru ni à lui ni à son art, mais à ses passions. Il a célébré avec emphase le cœur, le sentiment, l'amour avec toutes sortes à'H, au rabais- sement de beautés plus hautes, « le cœur seul est poète », etc. Ces sortes de choses flattent les dames, maximes commodes qui font que tant de gens se croient poètes sans savoir faire un vers. Cette glorifl- cation du médiocre m'indigue, c'est nier tout art, toute beauté, c'est insulter l'aristocratie du bon Dieu. L'Académie française subsistera encore longtemps, quoiqu'elle soit fort en arrière de tout le reste; elle puise sa force dans la rage qu'ont les Français pour les distinctions, chacun espère en être plus tard ; je m'excepte. Du jour où elle a donné le premier prix Honthyon elle a avoué par là que la vie littéraire s'était retirée d'elle. N'ayant donc plus rien à faire et sentant les choses de sa compétence lui échapper, elle s'est CORRESPONDANCE DE G'. FLAUBERT. lU ■ réfugiée dans la vertu, comme font les vieilles femmes dans la dévotion. Puisque je suis en veine de mauvaise humeur {et franchementj'en aile cœurgros), je l'épuisé: "les jours d'orgueil où l'on me recherche, où l'on me flatte », dis-tu. Allons donc! ce sont des jours de faiblesse ceux-là, les jours dont il faut rougir; tes jours d'or- gueil je vais te les dire, les voici, tes jours d'orgueill quand tu es, chez toi, le soir, dans ta plus vieille robe, avec la cheminée qui fume, gênée d'argent, etc., et que tu vas te coucher le cœur gros et la tête fatiguée; quand, marchant de long en large dans la chambre ou regardant le bois brûler, tu te dis que rien ne te sou- tient, que tu ne comptes sur personne, que tout te dé- laisse et qu'alors sous l'affaissement de la femme, la muse rebondissant, quelque chose cependant se met h chanter au fond de toi, quelque chose de joyeux et de funèbre, comme un chant de bataille, défi porté à la vie, espérance de sa force, flamboiement des œuvres h venir; si cela te vient, voilà tes jours d'orgueil, ne me parle pas d'autres orgueils, laisse-les aux faibles, au sienr Énault qui sera flatté d'entrer à la Revue de Paris, à Du Camp, qui est enchanté d'être reçu chez M"' Delessert, à tous ceux enfin qui s'honorent assez peu pour que l'on puisse les honorer. Pour avoir du talent il faut être convaincu qu'on en possède, et pour garder sa conscience pure, la mettre au-dessus de celles de tous les autres. Le moyen de vivre avec sé- rénité et au grand air, c'est de se fixer sur une pyramide quelconque, n'importe laquelle, pourvu qu'elle soit élevée et la base solide. Ah ! ce n'est pas toujours amusant et l'on est tout seul, mais on sa console en crachant d'en haut. Encore un mot relativement £i ma mère ; nul doute DKjiiiiPrt bv Google fI2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, qu'elle ne t'ait reçue de son mieux, si vous vous fussiez rencontrées d'une façon ou d'une autre, mais quant à en être flattée (ne prends pas ceci pour mie brutalité gratuite), apprends qu'elle n'est flattée de rien, la bonne femme ; il est fort difficile de lui plaire, elle a dans sa personne je ne sais quoi d'imperturbable, de glacial et de naïf qui vous démonte, elle se passe de -./Tincipes encore plus aisément que d'expansions^ Toute en constitution vertueuse, elle déclare inipu- demment qu'elle ne sMt pas ce que c'est que la vertu, et ne lui avoir jamais fait un sacrifice. Elle me disait ce soir que je m'aigrissais, je tourne peut-être en effet à la vieille iille ; tant pis, la figure du Misanthrope est une des plus sottes que l'on puisse avoir. Oui, je deviens vieux, je ne suis pas du siècle, je me sens étranger au nûlieu de mes compatriotes tout autant çu'en Nubie et je commence sérieusement à admirer le prince Président qui ravale sous la semelle de ses bottes cette noble France. A la même. Croisset, mercredi, minuit Le même jour que j'ai appris la mort de Pradier (dimanche), j'en ai appris deux autres, celle d'un de mes camarades de collège (cousin de mon beau-frère), qui vient de crever k Alger où il se promenait, et celle d'une jeune femme, ancienne amie demasceur, qui dépé- rissait d'une maladie de poitrine causée par des cha- grins d'amour, La dernière fois que j'ai vu l'un, c'est il y a cinq à six mois à Croisset, sur la terrasse de mon jardin où il fumait avec moi; la dernière fois que i'ai vu la seconde, c'est il y a une douzaine d'années» iiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ilî h. la campagne, dans le ch&teau de son tuteur, nous- montions une côte ensemlile, dans un bois, elle avait très chaud et marchait avec peine. Ce pauvre Pradier, je le regrette I Aimable et char- mante nature ! Qu'il lui a manqué peu de chose h. cet homme, pour être un grand homme tout & fait : un peu plus de sérieux dans l'esprit et moins de banalité dans- le caractère ; il n'en restera pas moins comme le pre- mier sculpteur de son temps; Nous étions à Rosny pen- dant qu'il se mourait, il n'en est pas moins mort et nous n'en avons pas moins été heureux. Voilà réternelle, la- mentable et sérieuse ironie de l'existence. C'est il y a. six ans à cette époque, dans ce mois-ci, que nous nous sommes connus chez lui. Pauvre homme! j'en suis resté ahuri toute la journée; je pourrais déjà faire un volume nécrologique respectable de tous les morts que j'ai connus. Quand on est jeune, on associe la réahsation future de ses rêves aux existences qui vous entourent, à mesure que ces existences disparaissent les rêves s'en vont. J'ai bien éprouvé cela pour ma sœur, pour cett« femme charmante, dont je ne parle jamais par une pudeur de cœur qui me clôt la bouche. Avec elle j'ai enterré beaucoup d'ambition, presque tout désir mondain de gloire ; je l'avais élevée, c'était un esprit soUde et fin qui me charmait. La mort de Pradier me fait éprouver quelque chose d'égoïste assez honteux. Je suis fâché qu'il ne m'ait pas connu, moi qui l'admirais beaucoup; j'aurais voulu qu'un homme de sa trempe me distinguât de cette foule où je pataugeais autour de lui, mais l'au- rait-il pu d'ailleurs? il avait peu le sens critique, notre ami; sur son art même, je n'ai pu jamais en rien ti- rer, ce qui le rend supérieur & mes yeux, car c'était un homme d'esprit. - 10. 114 CORRE^SDASCE DE G. FUUBERT. A la inAino. Croisset, simedi. Quoiqu'il soit une heure du matin et que j'aie écrit aujourd'hui pendant douze heures (sauf une pour mon diner), il faut que je te dise combien je suis con- tent de toi, c'est pour moi un èonheur que ta pièce, un bonheur pour moi, comme j'en ai eu un pour toi, lorsque lu as eu ton prix; il ne manque à cette pièce que très peu de chose pour en faire tout bonnement un petit chef-d'œuvre, et il n'y a pas de petits chefs- d'œuvre : rythme, composition, nouveauté, tout y est, c'est bien; je suis curieux de voir demain l'avis du confrère. Voici un vers : Où les reinfs buvaient du lait dont je fais un cas énorme ; il y a là plus de vraie poésie que dans toutes les tartines sur Dieu, l'âme, l'humanité qui bourrent ce qu'on appelle les pièces de résistance. Ça ne saute pas à l'œil comme une pensée à grand effet, mais quelle vérité bien dite, et que c'est profond du sentiment de la chose. Il faut ainsi que tout sorte du sujet, idées, comparaisons, métaphores, etc. C'est là la griffe du Uon, sois-en sûre, et comme la signature de la nature elle-même, dans les œuvres. Un volume de pièces comme celles-là (une fois ces corrections faites, et qui du reste sont faciles) ne le céderait h quoi que ce fût, voilà mon avis. 11 n'y a qu'aujourd'hui de toute la semaine que j'aie un peu bien travaillé; un paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m'est enfin, je crois, arrivé avec sa tournure. Quelle diriiculté qu'une nar- DKjiiiiPrt h; Google CORRESPOHDANCE DE G. rLAlDEIlT. H5 ration psychologique, pour no pas toujours rabâcher la même chose. Du Camp vient de m' envoyer ses photographies, je viens de lui envoyer un mot pour le remercier. Si la Revue de Parti commence à décliner, voilà mes prédictions qui commencent à se vérifier, n sera peut-être complètement coulé que je ne serai pas encore à flot, lui qui devait me prendre à son bîird, je lui tendrai peut-être la perche; non, je ne regiette pas d'être resté si tard en arrière. Ma vie, du moins, n'a jamais bronché depuis le temps où j'écrivais, en demandant à ma bonne les lettres qu'il fallait employer pour faire les mots des phrases que j'in- ventais, jusqu'à ce soir où l'encre sèche sur les ra- tures de mes pages. J'ai suivi une ligne droite, inces- samment prolongée et tirée au cordeau à travern tout. J'ai toujours vu le but se reculer devant moî, d'années en années. De progrès en progrès, que de fois je suis tombé à plat ventre au moment où il me semblait le toucher. Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l'entends dans ma tête, et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. Si jamais ce jour que tu attends, où l'approbation de la foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts et demi du plaisir que j'en aurai seront à cause de toi, pauvre chère femme, qui m'as tant aimé. Mon cœur n'pst pas ingrat, il n'oubliera jamais que ma première couronne c'est toi qui l'as tressée et qui me l'as posée sur le front avec tes meilleurs baisers ; eh bien, il y a des choses plus voisines que j,'envie davantage que ce tapage que l'on partage avec tant de monde; sait-on, quelque connu que l'on soit, sa juste valeur*! les incertitudes de soi que l'on a dans 116 CORRESPONOANCE DE G. FLAUBERT, l'obscurité on les porte dans la célébrité, Que de gens, parmi les plus forts, en sont morts rongés, à com- ' nioncer par "Virgile (pli voulait brûler son œuvre. Sais- tu ce que j'attends? c'est le moment, l'beure, la minute oùj'écrirai la dernière ligne de quelque longue œuvre mienne, comme Bovary ou autres et que, ramassant de suite toutes les feuilles, j'irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce et que tu m'écouteras, qne je te verrai t'attendrir, pal- piter, ouvrir les yeux, je tiendrai là ma jouissance de toutes les manières. Tu sais que je dois prendre au commencement de l'autre hiver un logement à Paris. Nous l'inaugurerons, si tu veux, par la lecture de Bovary, ce sera une fête. L'Arménien a fait de l'effet., que serait-ce si tu avais vu des gens de la Mecque en costume, ou des jeunes gens grecs de la campagne! Les Arméniens ne sont (,^(;néralement pas beaux, ils ont un nez d'oiseau de proie et des dents bombées, race de gens d'affaires, drogmans, scribes et politiques de tout l'Orient. Je crois que celui en question désire conquérir des femmes illustres, il se doit cela en qualité d'homme civilisé; s'il te proposait quelque affaire d'argent, rap- pelle-toi l'avertissement. Je crois à la race plus qu'à l'éducation, on emporte, quoi qu'en ait dit Danton, la patrie h la semeUe de ses talons et l'on porte au cœur, sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts. Quant à moi, je ferais là-dessus personnellement, une démonstration par A + B, il en est de mémo en litté- rature : je retrouve toutes mes origines dans le livre que je savais par cœur avant de savoir lire, Don Qui- chotte, et il y a de plus par-dessus l'écume agitée des mers normandes, la maladie anglaise, le brouillard puant. l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. HT A Maxime Du Camp, Croisset, ig5S. Mon cher ami, Tu me parais avoir à mon endroit un tic ou vie» rédhiMtoire. Une m'embête pas, n'aie aucune crainte p mon parti est pris l- elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans, ou après vous. Qu'importel C'est là qu'est te souffle de vie, me dis-tu, en parlant de Paris. Je trouve qu'il sent souvent l'odeur des dents gâtées, ton souffle de vie. Il s'exhale, pour moi, de ce Parnasse où tu me convies, plus de miasmes que de vertiges, l^es lauriers qu'on s'y arrache sont un peu couverts de m...., convenons-en. Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme comme toi renchérir sur la marquise d'Escarbagnas, qui croyait que « hors Paris, il n'y avait pas de salut pour les honnêtes gens ». Ce jugement me parait être lui-même provincial, c'est-à-dire borné. L'humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu'ailleurs, j'en conviens. Certes, il y a une chose que l'on gagne à Paris, c'est le toupet, mais l'on y perd un peu de sa crinière. Celui qui, élevé à Paris, est devenu n iiiPrt h; Google . CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. H9 véritable homme fort, celui-là était né demi-dieu. Il agrandi les côtes serrées et avec des fardeaux sur la tête, tandis qu'au contraire il faut être dénué d'origina- lité natives! la solitude.laconcentration, unlong tra- vailne vous créent à la fin quelque chose d'approchant. Quant à déplorer si amèrement ma vie neutralisante, c'est reprocher à un cordonnier de faire des bottes, à un foi^eron de battre son fer, à un artiste de vivre dans son atelier. Comme je travaille de 1 heure de l'après-midi à 1 heure de l'après-minuit lous les jours sauf de 6 à 8 heures, je ne vois guère à quoi employer le temps qui me reste. Si j'habitais en réalité la pro- vince ou la campagne, me livrant à l'ej domino, ou à la culture des melons, je reproche. Mais si Je m'abrulis, c'est Lucien, Shakes- peare et écrire un roman qui en sont cause. Je t'ai dit que j'irais habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j'en étais content. Ma résolution n'a point changé. Voilà tout ce que Je peux dire, mais rien de plus. Et crois-moi, mon ami, laisse l'eau couler. Que les querelles littéraires renaissent ou ne renaissent pas, je m'en fous, qu'Augier réussisse, je m'en contrefous et que Vacquerie et Ponsaril élargissent si bien leurs épaules qu'ils me prennent toute ma place, je m'en archifous et je n'irai pas les déranger pour qu'ils me la rendent. Sot ce je t'embrasse. A M— X... CroisBet, samedi toir, 185?. Je viens d'écrire trois lettres, une à Trouville, à nn capitaine pour avoir CO litres de rhum anglais, ■ i,<„,,,." ,,Goo<^lc 120 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. une à Henriette Collier pour qu'elle te on me renvoie l'album et une au sieur Du Camp. Il y a, je crois, revirement à propos de l'Ulysse de Ponsard; il m'a ; ^crit de but en blanc et il recommence h déplorer . -amèremenl, c'est le mot, que je ne sois pas à Paris où ■ ma place était entre Ponsard et Vacquerie. Il n'y a qu'à Paris qu'on vit, etc. Je mène une vie neutralisante. Je lui ai répondu strictement et serré sur ce chapitre. Je crois qu'il n'y reviendra plus et qu'il ne montrera ; ma lettre à personne. Je me suis tenu dans le sujet, mais je l'emplis. Ma lettre a quatre pages, en voici Tin paragraphe que je copie et qui t'en donnera une idée : « c'est là qu'est le soultle de la vie, me dis-tu, , -« je trouve qu'il sent l'odeur des dents gâtées, ton a souffle de vie, il s'exhale pour moi de ce Parnasse « où tu m'invites, plus de miasmes que de vertiges, « les lauriers qu'on y arrache sont un peu couverts « de m...., convenona-en. '< Et à ce propos je suis TAché de voir un homme « d'esprit renchérir sur la marquise d'Escarbaguae, « laquelle croyait que hors Paris, il n'y avait point de « salut pour les honnêtes gens. Ce jugement me pa- « ralt être lui-môme provincial, c'est-à-dire borné, a l'humanité est partout, mon cher monsieur, mais la « blague plus à Paris qu'ailleurs, j'en conviens, etc. » Ton long récit de la visite de Musset m'a fait une étrange impression; en somme, c'est un malheureux garçon, on ne vit pas sans religion; ces gens-là n'en ont aucune, pas de boussole, pas de but, on flotte au jour le jour, tiraillé par toutes les passions et les va- nités de la rue. Je trouve l'origine de cette décadence dans la manie commune qu'il avait de prendre le sen- timent pour la poésie. Le mélodrame «st bon où Margot a pleuré. CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 12) ce qui est un très joli vers en soi, mais d'une poétique commode; « 11 suffit de souffrir pour chanter », etc. Voilà les axiomes de cette école, cela vous mène à tout comme morale et à rien comme produit artis- tique. Musset aura été un charmant jeune homme et puis un vieillard, mais rien de planté, de rassis, de carré, de sérieux dans son talent {comme existence j'entends), c'est qu'hélas! le vice n'est pas plus fécondant que la vertu, il ne faut être ni l'un ai l'autre, ni vicieux, ni vertueux, mais au-dessus de tout cela. Ce que j'ai trouvé de plus sot et que l'ivresse môme n'excuse pas, c'est la fureur à propos de la croix. C'est de la stupidité lyrique en action et puis c'est tellement voulu et si peu senti; je crois bien qu'il a pea écouté Melœnis, ne vois-tu donc pas qu'il a été jaloux de cet étranger (Bouilhet) que tu te mettais à lui vanter après l'avoir repoussé (lui, Musset), il a saisi le premier prétexte pour rompre là les chiens. Vbilà enfin la pièce de Pradier ; si tu trouves le moyen de la faire paraître dans les Débats, la Presse, ou le Pays, jamais on ne se doutera que cette publica- tion vient de toi. Du Camp sera fort perplexe desavoir comment Bouilhet est arrivé h se faire imprimer dans un journal sans sa protection et n'imaginéta guère que ce soit l'auteur d'une pièce sur le même sujet; ces façons sont peu dans les us de la gent de lettres, en effet. Je n'en persiste pas moins dans mon dire relative- ment à l'Ane d'or, malgré l'avis du philosophe et celui de Musset ; tant pis pour ces messieurs s'ils ne le compren- nent pas et tant mieux pour moi si je me trompe; mais s'il y a une vérité artistique au monde, c'est que ce livre est un chef-d'œuvre. IL me donne à moi des ver- II. 11 122 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. tiges et des éblouis sèment s ; la nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses sont traités là à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui passe au milieu. Ça sent l'encens et l'urine, la bestialité s'y marie au mysticisme ; nous sommes bien loin encore de cela nous autres comme faisandage moral, ce qui me fait croire que la littérature française est encore jeune. Musset aime la gaudriole, eh bien pas moi, elle aent l'esprit (que j'exècre en art); les chefs-d'œuvre sont bétes, ils ont la mine tranquille comme les produc- tions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes; j'aime l'ordure, oui, et quand elle est lyrique comme dans Rabelais qui n'est point du tout nn homme h gaudriole ; mais la gaudriole est fran- çaise. Pour plaire au goût français il faut cacher presque la poésie, comme on fait pour les pilules, dans une poudre incolore et la lui faire avaler sans qu'il s'en doute. Adieu, h toi. A Maxime Da Camp. Graisset, 1(52. Mon cher, Je suis peiné de te voir si sensible. Loin d'avoir voulu rendre ma lettre blessante, j'avais t&ché qu'elle fût tout le contraire. Je m'y étais, autant que je l'avais pu, renfermé dans les limites duaujet, comme on dit en rhétorique. Mais pourquoi aussi recommences-tu ta rengaine et viens-tu toujours prêcher le régime à un homme qui a la prétention de se croire en bonne santé? Je trouve ton affliction à mon endroit comique, Toilà iiiPrttu Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 123 tout. Est-ce que je te blâme, moi, de vivre à Paris, et d'avoir publié, etc. 1 Lorsque tu voulais même, dans un' temps, venir habiter une maison voisine de la mienne, à la campagne, ai-je applaudi à ce projet, t'ai-je ja- mais conseillé de mener ma vie, et voulu mener ton ingénieuse à la lisière, lui disant : « Mon petit ami, il ne faut pas manger de cela, s'habiller de cette ma- nière, venir ici, etc.? » A chacun donc ce qui lui con- vieut. Toutes les plantes no veulent pas la même culture. Et, d'ailleurs, toi h. Paris, moi ici, nous aurons beau faire, si nous n'avons pas l'étoile, si la vocation nous manque, rien ne viendra, et si, eu con- traire, elle existe, à quoi bon se tourmenter du reste? Tout ce que tu pourras me dire, je me le suis dit, eois-en sûr, blâme ou louange, bien et mal. Tout ce que tu ajouteras là-dessus ne sera donc que la redite d'une foule de monologues que je sais par cœur. Encore un moL cependant ; le renouvellement hlté- raire que tu annonces, je le nie, ne voyant jusqu'à présent ni un homme nouveau, ni un livre original, ni une idée qui ne soit usée (on se traîne au cul des maîtres comme par le passé). On rabâche des vieille- ries humanitaires ou esthétiques. Je ne nie pas la bonne volonté, dans la jeunesse actuelle, de créer une école, mais je l'en défie; heureux sije me trompe, je profiterai de la découverte. Quant ft mon poste d'homme de lettres, je te le cède de grand cœur, et j'abandonne la guérite, empor- tant le fusil sous mon bras. Je dénie l'honneur d'un pareil titre et d'une pareille mission. Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré h la cam- pagne, m' occupant de littérature, et sans rien demander aux autres : ni considération, ni honneur, ni estime même. Ils se passeront donc de mes lumières. Je leur DKjiiiiPrt bv Google 124 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. demaDde en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pas ' de leurs chandelles, c'est pourquoi je me tiens fl l'écart. Pour ce qui eat de les aider, je ne refuserai jamais un service, quel qu'il soit. Je me jetterais h. l'eau pour sauver un bon vers ou une bonne phrase, n'importe de qui, mais je ne crois pas pour cela que l'humanité ait besoin de moi, pas plus que je n'ai besoin d'elle. Modifie encore cette idée, à savoir que si je suis seul, je ne me contente pas de moi-même. C'est quand je le serai, content de moi, que je sortirai de chez moi, où je ne suis pas gâté d'encouragements. Si tu pouvais voir au fond de ma cervelle, cette phrase, que tu as écrite, te semblerait une monstruosité. Si ta conscience t'aordonné de me donner ces con- seils, tu as bien fait et j£ te remercie de l'intention, Mais je crois que tu l'étends aux autres, ta conscience, et que ce brave Louis ainsi que ce bon Théo, que tu associes à ton désir de me façonner une petite per- ruque pour cacher ma calvitie, se f. complètement de ma pratique, ou du moins, n'y pensent guère. « Ia calvitie de ce pauvre Flaubert, » ils peuvent en être convaincus, mais désolés, j'en doute. Tâche de faire comme eux, prends ton parti sur ma calvitie précoce, sur mon irrémédiable encroûtement, il tient comme la teigne, tes ongles se casseront dessus; garde-les pour des besognes plus légères. Nous ne suivons plus la même route, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise doncoù chacun demande ! Moi, je ne cherche pas le port, mais la haute mer; si j'y fais naufrage, je te dispense du deui). Je suis k toi. iiiPrt h; Google CORRESPONDAMCE DE G. FLAUBERT. Croisse!, nuit de samedi, 1 heure du matio. Tes dernières lettres sont bien tristes, pauvre chère amie ; tu m'as l'air découragée, ne baisse pas, tu étais si bien il y a quelque temps; j'aime à te savoir calme- là-bas pendant que je snis ici, il y a bien des mo- ments où si je pouvais m'envoler vers toi; je le ferais^ va, et je m'en reviendrais; espère, espère, tout est là,. les voiles ne vont pas sans vent, les cœurs tombent quand le souffle manque. J'ai été bien, affaissé toute- cette semaine où j'ai fait à peu près une page. Comme j'ai envie que cette première partie soit achevée ! j'ai presque la conviction que c'est trop long et pourtant je n'y vois rien à retrancher, il y a tant de petites choses importantes à dire. Depuis hier au soir pour- tant et surtout aujourd'hui ça va mieux, le beau temps sans doute en est cause, le soleil m'a délecté et ce soir la lune. Je me sens à l'heure qu'U est frais et rajeuni. Du Camp m'a répondu une lettre bonhomme et affligée; je lui en ai envoyé une autre du même ton- neau (de vinaigre), je crois qu'il sentira longtemps l'étourdisse ment d'un tel coup de poing et qu'il se le tiendra pour dit; je suis très bon enfant jusqu'à un certain degré, jusqu'à une frontière {celle de ma Uberté) qu'on ne passe pas, or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, jel'ai recalé dans son coin et à distance. Comme il me disait que l'on sedevait aux autres, qu'ilfallait s'aider, etc., que j'avais une mission et autres phrases, après lui avoir exprimé net que je me f de tout et de tous j'ajoutais : « les autres se passeront de mes lumières, je leur 126 COREtESrONDANCB DE G. FLAUBERT, demande en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pa3 de leurs chandelles » et^ de môme pendant quatre pages. Je suis un Barbare, j'en al l'apathio muscu- laire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille; mais j'en ai aussi l'élan, l'entôteraent, l'irascibilité. Normands tous que noua sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines, c'est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde. A la tn4ma. Croisset, lundi soir minuit. J'en aurais encore pour 15 grandes journées de travail à revoir toute ma première partie, j'y dé- couvre de monstrueuses négligences, mais je t'ai pro- mis pour la semaine prochaine de venir, je ne man- querai pa§ h ma promesse. Ce ne sera pas lundi mais mercredi, je resterai une huitaine. Nous devons aller h Trouville (où ma mère a besoin) vers le 15. Si je ne reviens pas exprès pour ton pris, chose que je ne puis te promettre, je viendrai te faire une petite visite dans les premiers jours de septembre, quand je ne serai pas encore en train et que le scénario de ma seconde partie sera bien retravaillé. "Voilà sept à huit jours que je suis h ces corrections, j'en ai les nerfs fort agacés, je me dépêche et il faudrait faire cela lente- ment ; découvrir à toutes les phrases des mots à chan- ger, des consonnances à relever, etc., est un travail aride, long et très humiUant au fond. C'est là que , les bonnes petites mortifications intérieures vous arri- vent ; j'ai lu mes vingt dernières pages hier à Bouilhet qui en a été content, pourtant dimanche prochain jo iiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 127 lui relis tout. Je ne t'apporterai rien; avec toi j'ai de la coquetterie, et je ne te montrerai pas une ligne avant que j'aie complètement fini, quelqu'envie que j'aie de faire le contraire, mais c'est plus raisonnable, tu n'en jugeras que mieux et n'en auras que plus de plaisir si c'est bon ; encore une longue année 1 Les vers du Pays sont parus, un journal de Rouen les a reproduits le lendemain. De tes deux pièces de vers, il n'y a vraiment de bon que le milieu de la Place-Royale; la fin est bien molle, pourquoi donc ne donnes-tu pas plus de cours à ton talent pitto- resque ? Tu es plus pittoresque et dramatique que sentimentale, retiens cela, ne crois pas que la plume ait les mÉmes instincts que le cœur. Ce n'est pas le vers de sentiment que lu réussis, mais le vers violent ou imagé, comme toutes les natures méridionales. Va donc dans cette voie franchement; il y a dans cette pièce de la Place-Royale de char- mantes choses, comme rareté et compréhension plas- tique et c[ui sont à toi, au moins qui sont neuves. Dans quatorze à seize mois, quand j'aurai un loge- ment à Paris, je te rendrai la vie dure, va, et je te traiterai virilement comme tu le mérites. Oui c'est une étrange chose que la plume d'un côté et l'indi- vidu de l'autre. Y a-t-Q quelqu'un qui aime mieux l'antiquité que moi^ qui l'ait plus rêvée et fait tout ce qu'il a pu pour la connaître et je suis pourtant un des hommes (dans mes livres) les moins antiques qu'il y ait; à me voir d'aspect, ou croirait que je dois faire de l'épique, du drame, do la brutalité de faits et je ne me plais au contraire que dans les sujets d'analyse, d'anatomie. Au fond, je suis l'homme des brouillards, et c'est à force de patience et d'étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre 128 COHHESPONDANCB DE G. FLAUBERT. qui noyait mes muscles. Les livres que j'ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j'ai le moins de moyens. Bovary eu ce sens aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai cons- cience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi ; cela devra me faire faire un grand pas par la suite ; je suis en écrivant ce livre comme un homme qui joue- rait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s'il me tombe sous la main un air de mon goût et qne je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être bon. Je crois, dureste, i^'encelaje suis dans la ligne; ce que vous faites n'est pas pour vous, mais pour les ', autres; l'art n'a rien à démêler avec l'artiste, tant / pis s'il n'aime pas le rouge, le vert ou le jaune, toutes les couleurs sont belles, il s'agit de les peindre. Lis-tu VAne d'or, tâche donc de le lire avant que je n'arrive, que nous en causions un peu. Je t'apporterai Cyrano, voilà un fantaisiste, ce gaillard-là, et un vrai encore! ce qui n'est pas commun. Ta lettre de ce matin m'attriste, pauvre chère femme, comme je t'aime I pourquoi t'es-tu blessée d'une phrase qui étail au contraire l'expression du plus solide amour qu'un âtre humain puisse porter & un autre? ô femme I femme, sois-le donc moins. Hume bien l'air des bois cette semaine, ït pï.> -i^ traaw Kli-le: qneli^a'adiniratioa qiift J'aie p'jur tcx dem '!lii=ç*t m'a exce^ÏTement tidhijOii^taé autT^his. U flatuit mes vices d'esprit: lyrisme. vasaltoti-lAZcr. crjoerie de l'idée, de la toor- nure,. ce forit ea 5»mme deux hmimes da second ran^ et qril ne font pas peor à les prendre en entier. (jt! qm dislirizue les grands génies c'est la généralisa^ tion et la création ; ils résoment en an type des person- nalités éparses et apportent à la conscience du genre liumain des personoages nonveaiix: est-ce qu'on ne croit pas à l'existeiice de Don Quichotte comme à celle Ad César? Shakespeare est qnelqne chose de formi- duble sons ce rapport : ce n'était pas un homme, mais un continent ; il y avait des grands hommes en Ini, des foules entières, des paysages ; ils n'ont pas besoin de faire du style, ceux-lit, ils sont forts en dépit de tontes les fautes et à cause d'elles; mais nous, les petits, nous ne valonsquepar l'exécution achevée. Hugoen ce siècle enfoncera tout le monde quoi qu'il soit plein de mau- vaises choses, mais quel souffle I Quel souffle 1 Je ha- sarde ici une proposition que je n'oserais dire nulle parL : c'est ((ue les très grands hommes écrivent sou- vent fort mal et tant mieuxjpour eux. Ce n'est pas là qu'il faut chercher l'art de la forme, mais chez les seconds (Horace, Labruyëre), il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux et puis s'en séparer pour toujours. Comme instruction teclinique on trouve plus de profit àtirer des génies savants et habiles. Adieu, j'ai été dérangé tout le temps de ma lettre, elle ne doit pas avoir le sens, commun. iiiPrt b, Google CORaESPONOANCE DE G. FUUBEtlT. 139 A la mém«. CroÎBset, nuit de vendredi à samedi, 3 heures. Je t'écris ce soir, parce que voulant t'envoyer ^li: 144 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBEHT. place? il me parait inepte et immoral , tout ensemble ; inepte, car c'est croire que le soleil ne luira plus parce que les chandelles seront, éteintes ; immoral, car c'est calmer l'injustice avec le cataplasme de la peur; et dire que tout cela vient de la littérature pourtant, songer que la plus mauvaise partie de 93 vient du latin! la rage du discours de rhétorique et la manie ds repro- duire des types antiques (mal compris) ont poussé des natures médiocres à des excès qui l'étaient peu. Haiu- tenant nous allons retourner aux petits amusements des anciens jésuites, à l'acrostiche, aux poèmes sur le café ou le jeu d'échecs, aux choses ingéniei^es, au suicide. Je connais un élève de l'école normale qui m'a dit que l'on avait puni un de ses camarades (qui doit sortir dans sis mois professeur de rhétorique) comme coupable d'avoir lu la Nouvel le-Héloîse qui est un mauvais livre. Je suis fâché de ne pas savoir ce qui se passera dans deux cents ans, mais je ne voudrais pas uai tremainteuautet être élevé dans une sifétide époque. Je travaille un peu mieux, à la fin de ce mois j'es- père avoir fait mon auberge; l'action se passe en trois heures. J'aurai été plus de deux mois. Quoi qu'il en soit, je commence à m'y reconnaître un peu, mais je perds un temps incalculable, écrivant quelquefois des ■ pages entières que je supprime ensuite complètement, sans pitié, comme nuisant au mouvement. Pour ce passage-là, en effet, il faut en composant que j'en emhrasse du même coup d'œîl une quarantaine au moins. Une fois sorti de là et dans trois ou quatre mois environ, quand mon action sera bien nouée, ça ira. La troisième partie devra être enlevée et écrite d'un seul trait de plume. J'y pense souvent et c'est là, je crois, que sera tout l'effet du livre. Mais il faut tant se méfier des endroits qui semblent beaux d'avance. DKjiiiiPrt h; Google eORDESPONDANCE DE G.. FLAUBERT. US Quand nous nous verrons dans un petit mois Rlis-moi . penser à te parler de l'Acropole et comment je com- prends le si(jet. Croiiaet, mardi toir, I85S. Ce ne sera pas au commencement de la semaine prochaine que nous nous verrons, mais vers la fin ou le commencement de l'autre. Je suis -si long h me remettre au travail après chaque temps d'arrêt que je ■veux m' être taillé un peu de besogne pour mon retour et ne pas perdre ensuite un temps considérable à re- chercher les idées que j'ai maintenant. J'écris d'es- quisse en esquisse, c'est le moyen de ne pas perdre tout à fait le ûl, dans une machine si compliquée sons son apparence 'simple. J'ai lu à Bouilhet di- manche les vingt-sept pages (à peu près finies) qui sont l'ouvrage de deux grands mois; il n'en a point été mécontent et c'est beaucoup, car je craignais que ce ne fût exécrable; je n'y comprenais presque plus rien moi-même et puis la matière était tellementingrate pour les effets de style! c'est peut-être s'en être bien tiré que de l'avoir rendue passable. Je vais entrer mainte- nant dans des choses plus amusantes à faire. Urne faut encore quarante à cinquante pages avant d'être en plein adultère; alors on s'en donnera et elle s'en donnera, ma petite femme. J'ai fait redemander mes notes sur la Grèce ainsi qu'un excellent itinéraire que j'avais prêtés à Chéruel {professeur à l'École normale), je t'apporterai cela, ça pourra te servir pour l'Acropole, il y a moyen sur ce sujet de faire de beaux vers. U. 13 DKjiiiiPrt h; Google 146 COBRESPONDAHCE BE G. FLAUBERT. Quel temps ! Quelle pluie I Et quel vent ! les feuilles jaunes passent sous mes fenêtres avec furie. Mais, chose étrange, toutes les nuits sont plus calmes ; entre moi et le paysage qui m'entoure il y a concordance de tempérament. La sérénité à tous deux nous revient avec la nuit. Dès que lejom- tombe il me semble que je me réveille. Je suis loin d'être l'homme de la nature qui se lève avec le soleil, s'endort comme les poules, boit l'eau des torrents, etc. Il me faut une vie factice et des milieu^ en tout extraordinaires. Ce n'est point un vice d'esprit, mais toute une constitution de l'homme? reste à savoir, après tout, si ce que l'on appelle la factice n'est pas une autre nature. L'anormalité est aussi légitime que la règle. Je viens de finir le PéricUs de Shakespeare, c'est atrocement difficile et prodi- gieusement gaillard, il y a des scènes de b oii ces dames et ces messieurs parient un langage peu acadé- mique; c'est agréablement bourré de plaisanteries oh scènes. Mais quel homme c'était! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits ii côté et paraissent légers surtout. Lui il avait les deux éléments, imagination et observation et toujours large! toujours! « Nés pourlamédiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. » C'est hien là le cas de le dire. Il me semble que si je voyais Shakes- peare en personne, je crèverais de peur. Je vais me mettre, quand je t'aurai vue, à Sophocle que je veux savoir par cœur; la bibliothèque d'un écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources qu'il faut relire tous les jours. Quant aux autres il est bon de les connaître et puis c'est tout. Mais c'est qu'il y a tant de manières différentes de lire, et cela demande aussi tant d'esprit que de bien lir« ! De suite pendant que j'y pense (car depuis trois jours I ..CtHI'^lc CO&HESPONDANCE DE 6. FLAUBERT. 147 j'ai peur de l'oublier), ma petite dissertation gramma- ticale à propos de saisir. Il y a deux verbes : saisir signifie prendre tout d'un coup, empoigner, et se saisir de veut dire s'emparer, se rendre maître. Dans l'exemple que tu me cites « le renard s'en saisit », ça ■veut dire le renard s'en empare, en fait son profit, il y a donc avec le pronom, tout ensemble, idée d'accapa- rement et de vitesse (ainsi avec le pronom le verbe comporterait toujours une idée d'utilité ultérieure), mais saisir s'emploie tout seul pour dire prendre. Exemple : n Saisissez-vous de cette angnille-Ià, je ne peux la saisir, elie me glisse des mains. » Je ne me rap- pelle point tes deux vers, chère muse, mais il y- a, il me semble, q[uelque chose comme cette tournure : se saisissait des brins de paille... ce qui est lent d'ailleurs et impropre, conime tu vois. J'attends la Paysanne avec impatience, mais ne te presse point, prends tout ton temps. Ce sera bon; tous les perruquiers sont d'accord à dire que plus les chevelures sont peignées plus elles sont luisantes. Il en est de môme du style, la correction fait son éclat. J'ai relu hier à cause de toi la Pente de la^Bévene, eh bien, je ne suis pas de ton avis. Ça a une grande allure, mais c'est mou, un pen, et peut-être le sujet môme échappait-il au vers? Tout ne se peut pas dire, l'art est borné si l'idée ne l'est pas; en fait de métaphysique surtout, la plume ne va pas bien, car la force plastique défaille toujours à rendre ce qui n'est pas très net dans l'esprit. Je vais lire rOnc/e Tom enanglais. J'ai, je l'avoue, un préjugé défavorable à son endroit. Le mérite littéraire seul ne donne pas de ces succès-là. On va loin comme réussite, lorsqu'à un certain talent de mise en scène et b la facilité de parler la langue de tout le monde, on joint l'art de s'adresser aux passions du jour, aux 14S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. quesUons du moment. Sais-tu ce qui se veEdle plli9 annuellement? Faublas et l'Amour- conguffal^ deux productions ineptes. Si Tadte revenait au monde il ne se vendrait pas autant que M. Thiers. Le public respecte les bustes, mais les adore peu, on a pour eux une admiration de convention et puis c'est tout; le' bourgeois (c'est-à-dire l'humanité entière maintenant, y compris le peuple) se conduit envers les classiques comme envers la religion, il sait qu'Os sont,- serait fâché qu'Us ne fussent pas, comprend qu'ils ont une certaine utilité très éloignée, mais 11 n'en use nulle- ment et ça l'embête beaucoup, voilà. J'at fait prendre au cabinet de lecture la Chartreuse de Parme et je la lirai avec soiu, je connais Rauge et Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. Je sais bien que les l^ens de goQt ne sont pas de mon avis, mais c'est encore une drdle de caste que celle des gens de goût, ils out de petits saints à eux que personne ne connatt. C'est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme d'admiratioB devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d'être obscurs. Quant àBayle, je n'ai rien comprïs à l'enthou aiasme de Balzac pour un semblable écrivain, après avoir lu Rouge et Noir; en fait de' lectures, je ne dibs pas Rabelais et Don Quichottele dimanche avec BouUhet . Quels écrasants livres 1 ils grandissent à mesure qu'on les contemple, comme les pyramides, et onflnil presque par avoir peur. Ce qu'il y a de prodigieux dans Oon Qaichotie c'est l'absence d'art et cette per- pétuelle fusion de l'illusion et de la réalité qui en fait un livre si comique et si poétique. Quels nains que tous les autres à ciité. Comme on se sent petit, mon Dieu! comme on se sent petit! :■ " ": ;\- : : i.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 149 Je ne travaille pas mal, c'est-à-dire avec assez de cœur, mais c'est difficile d'exprimer bien ce qu'on n'a jamais senti, il faut 3e longues préparations et se creuBér la cervelle diablement afin de ne pas dépas- ser la limite et l'atteindre tout en mÊme temps. L'enchaînement des sentiments me donne un mal de chien et tout dépend de là dans ce roman, car je maintiens qii'on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu'avec des faits, mais il faut pour ça qu'elles découlent l'une de l'autre comme de cascade en cas- cade et qu'elles entraînent ainsi le lecteur au milieu du frémissement des phrases et du bouillonnement des métaphores. Quand nous nous re.verrons j'aurai fait un grand pas, je serai en plein amour, en plein sujet et le sort du bouquin sera décidé, mais je crois que je passe maintenant un défilé dangereux. J'ai aussi parnû les haltes de mon travail ta belle et bonne figure au bout, comme des temps de repos; notre amour par là est une espèce de signet que je place d'avance entre les pages et je rêve d'y être arrivé de toutes façons. Pourquoi ai-je sur ce livre des inquié- tudes comme je n'en ai jamais eu sur d'autres 7 est- ce parce qu'il n'est pas dans ma voie naturelle et pour moi au contraire tout en art, en ruses? Ce m'aura toujours été une gymnastique furieuse! et longue. Un jour, quand j'aurai un sujet à moi, un plan de mes entrailles, tn verras, tu verras! J'ai fini aujourd'hui Perse, je vais de suite le relire et prendre «les notes, tu dojs être à l'Ane d'or, maintenant, j'at- tends' tes impressions. Ne t'occupe de rien que de toi, laissons l'Empire marcher, fermons notre porte, montons au plus haut de notre tour d'ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel. Il y fait froid quelquefois, n'est-ce 13. I ..CtHI'^lc 150 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. pas ? mais qu'importe ! ou voit les étoiles briller clair et l'on n'entend plus les dindons. Croitaet, jcadi, 1 heure d'après midi. Je vais envoyer au chemin de fer tout-à l'heure (en même temps que cette lettre à, la poste) un paquet contenant tes deux manuscrits de la Paysanne, le Richard III que je n'ai pas eu le temps de lire et nn volume de gravures antiques afin de donner un peu de poids au paquet et qui te sera peut-être utile. Sois sans crain'i , le plan que Bouilhet t'a envoyé lundi avait été la veille arrêté par nous deux, de marne que les corrections que tu trouveras en marge de ton ma- nuscrit sont nos corrections. Quand je dis corrections c'est plutôt obsen'ations, car nous n'avons rien corrigé, mais enfin nous avons bien passé à ce travail trois bonnes heures dimanche soir et je n'ai rien omis d'important, j'en suis sûr. Quant à ce qui t'arrête pour la fin, pourquoi donc t'embarrasses-tu? tu n'as pas besoin de préciser l'époque, peins vaguement la vie de Jean à l'armée et le temps qu'il y reste, l'idée des invalides est mauvaise d'ailleurs ; si les pontons à cause de la date te gênent, tu peux le faire prisonnier en Sibérie et revenant à pied à travers l'Europe au bout de longues années (mais ne t'avise pas alors de me peindre son voyage et surtout pa^ d'effet déneige, cela gâterait ta comparaison des vaisseaux daùs le» mers de glace qui est plus haut), ne te dépêche pas pour les corrections et attends que les bonnes te viennent. J'ai lu le Livre posthume; est-U pitoyable, hein? il iiiPrt bv-Google COaRESPONDANCE DE G. FLAUBEIIT. fSl me semble que notre ami Du Camp se coule., On y sent un épuisement railical; il joue de son reste et souffle sa dernière note. Ce qui m'a particulièrement fait rire c'est que lui, qui me reproche tant de me mettre en scène dans tout ce que je fais, parle sans cesse de lui, il se complaît jusqu'à son portrait phy- sique ; ce livre est odieux de personnalité et de pré- tentions de toute nature. Sll me demande jamais ce que j'en pense je te promets que je lui dirai ma façon de penser entière et qui ne sera pas douce. Comme il ne m'a pas éparf^né les avis quand je ne le priais nullement de m'en donner ce ne sera que rendu. Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : « la solitude qui porte à ses deux sinistres mamelles l'égoïsme et la vanité ». Je t'assure que ça m'a fait rire; égoïsme soit, mais vanité non. L'orgueil est une béte féroce qui vit dans les cavernes et dans les déserts, la vanité au contraire, comme un perroquet, saute de branche en branche et bavM"de en pleine lumière; Je ne sais si je m'abuse (et ici ce serait de la vanité), mais il me semble que dans tout le Livre posthume il y a une vague réminiscence da Novembre et un brouillard de moi, qui pèse sur le ■tont; ne serait-ce que le désir de la Chine à la fin: «dans un canot allongé, un canot de bois de cèdre dont les avirons minces ont l'air de plumes, sous une voile de bambous tressés, au bruit du tam-tam et des tam- bourins, j'irai dans le pays jaune que l'on appelle la Chine », etc. Du Camp ne sera pas le seul sur qui j'aurai laissé mon empreinte, le tort qu'il a eu c'est de la recevoir; je crois qu'il a agi très naturellement en i&chant de se dégager de moi, il suit maintenant sa , voie; mais en littérature il se souviendra de moi . bngtemps. DKjiiiiPrt bv Google 13è CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Je suis communiquant et débordant (je l'étais est plus vrai) et, quoique doué d'une grande faculté d'imi- tation, toutes les rides qui me viennent en grima- ' çant ne m'altèrent pas la figure. Bouilhet est le seul homme au monde qw nous ait rendu justice là-des- sns, à Maxime et à moi; il a reconnu nos deux natures distinctes et l'abîme qui les séparait. Quant k lui, Bouilhet, il faut que tous deux nous valions quoique chose, puisque depuis sept ans que nous nous commu- niquons nos plans et nos phrases, nous avons gardé respectivement notre physionomie individuelle. Voilà le sieur Augier employé à la pohce I Quelle charmante place pour un poète et quelle noble et intel- ligente fonction que celle de lire les livres destinés au colportage I Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre ces gaillards-là ! c'est plus bourgeois que les marchands de chandelle. Voilà donc toute la littéra- ture qui passe sous le bon vouloir -de ce monsieur I mais on a une place, de l'importance, on dine chez le ministre, etc., et puis il faut dire le vrai, il y a de par le.monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir, la poésie et la liberté; les gens de goût se chargent d'exterminer Tune, comme les gens d'ordre de poursuivre l'autre. îtien ne plaît davantage à certains espiits français, raison- nables, peu ailés, esprits poitrinaires à gilet de fla- nelle, que cette régularité toute extérieure qui indigne si fort les gens d'imagination ; le bourgeois se rassure k la vue d'un gendarme et l'homme d'esprit se dé- lecte à celle d'un critique; les (^evaux hongres sont applaudis par les mulets. Donc, de quelle puissance d'embêtement pour nous n'est-il pas armé le double entraveiu- qui a, tout à la fois dans ses attributions, le eabre du gendarme et les ciseaux du critique. Augier DK^BiPrt h; Google COBRESPÛNDANCE DE G. FUUÇEftT. 153 sans doute croit faire quelque chose de très bien, acto dégoût, rendre des services. La censure quelle qu'elle soit me parait une monstruosité, une chose pire que l'homicide; l'attentat contre la pensée est un crime de iése-Ame; La mort de Socrate pèse encore sur le . genre humain. La malédiction des juifs n'a peut-être pas d'autre signification, ils ont crucifié l'homme- , parole, voulu tuer Dieu; les républicains là-dessus m'ont toujours révolté. Pendant dix-huit ans, sous Louis-Philippe, de quelles déclamations vertueuses n'a- t^n pas été étourdi! qui n'a pas jeté les plus lourds sar- casmes à l'école romantique, laquelle ne réclamait en définitive, comme on dirait maintenant, que le libre éàkangefCe qu'ily ade comique ce sont les grands mots, «mais que deviendrait la sociétti » et les comparai- sons : « laissez-voua jouer les enfants avec des armes à feu ? » Il semble à ces braves gens que la société tienne à deux ou trois chevilles pourries et que si on les retire tout va crouler, ils la jugent (et cela d'après les vieilles idées) comme un produit factice de l'homme, comme une œuvre exécutée d'après un plan. De là les récriminations, malédictions et pré- cautions. La volonté individuelle de qui que ce soit n'a pas plus d'influence sur" l'existence ou la destruc- tion de la civihsation qu'elle n'en a sur la pousse des arbres ou la composition de l'atmosphère; vous apporterez, 6 grand homme, un peu de fumier id, un peu de sang là, mais la force humaine, une fois que vous serez passé, continuera de s'agiter sans vous; elle roidera votre souvenir avec toutes ses autres feuiQes mortes ; votre coin de culture disparaîtra sous l'herbe, votre peuple sous d'autres invasions, votre religion sous d'autres philosophies et toujours, tou- jours, hiver, printemps, été, automne, sans que les I ,. ..Gotij^lc 164 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. fleurs cessent de pousser et la sève de monter. C'estpourquoi l'Onde Tom me paratt un livre étroit, il est fait à un point de vue moral et religieux, il fallait le faire à un point de vue /lumain. Je n'ai pas besoin, pour m'attendrir sur un esclave que l'on tor- ture, (jue cet esclave soit brave homme, bon père, bon époux et chante des hymnes et lise l'Evangile et pardonne à sesbourreaus, ce qui devient du sublinte, de l'exception et dès lors une chose spéciale, fausse- Les qualités de sentiment, et il y en a de grandesdaus ce livre, eussent été mieux employées ai le but eût été moins restreint. Quand il n'y aura plus d'esclaves en Amérique ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires où l'on représentait invariablement les mahométans comme des mons- tres ; pas de haine l 'pas de haine I et c'est là du reste ce qui fait le succès de ce livre, il est actuel; la vérité seule, l'étemel, le Beau pur ne passionne pas les masses à ce degré-là. Le parti pris de donner aux noirs le bon c6té moral arrive à l'absurde dans le personnage de Georges par exemple, lequel panse son meurtrier tandis qu'il devrait piétiner dessus, etc., et qui rêve une civilisation nègre, un empire afri- cain, etc., la mort de la jeune Saint-Glaire est celle d'un ange, pourquoi cela? je pleurerais plus si c'était une enfant ordinaire. Le caractère de sa mère est forcé, malgré l'apparente demi-teinte que l'auteur y a mise ; au moment de la mort de sa fille, elle ne doit plus penser à ses migraines. Mais il fallait faire rire le parteire, comme dit Rousseau. Il y a du reste de jolies choses dans ce livre, le caractère de Halley, la scène entre le sénateur et sa femme miss Ophélia, l'intérieur de la maison Legru, une tirade de miss Cussy, tout cela est bien fait • DKjnien 1„ Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. IHS puisque Toni est un mystique, je lui aurais voulu plus de lyrisme (il eût été peut-être moins vrai comme nature), lea expressions des mères avec leurs enfants sont archirépétées, c'est comme le journal du sieur Saint-Claire qui revient à toute minute. Les réflexions de l'auteur m'ont irrité tout le temps, est-ce qu'on a besoin de faire des réflexions suri' esclavage? Montrez- le, voilà tout. C'est là ce ijui m'a toujours sembla fort dans le Dernier jour d'un condamné, pas une léflexion sur la peine de mort [il est vrai que la pré- face échine ce livre, si le livre pouvait Être échiné), regarde dans le Marchand de Venise si l'on déclame contre l'usure ; mais la forme dramatique a cela de bon, elle annule l'auteur. Balzac n'a pas échappé à ce défaut, il est légitimiste, catholique, aristocratique. _ L'auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans \ l'univers, présent partout, et visible nulle part ; l'art ' étant une seconde nature, le créateur de cettç nature- / là doit agir par des procédés analogues; que l'on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impas- sibilité cachée, infinie ; l'effet pour le spectateur doit être une espèce d'ébahissement. Comment tout cela — s'est-il fait? doit-on dire, et qu'on se sente écrasé sans savoir pourquoi ; l'art grec était dans ce principe-là, et pour y arriver plus vite il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieux, demi-dieux ; on ne vous intéressait pas avec vous-mêmes, le divin était le but. A Iionls Boallhflt, Crolsset, 35 décembre ISSl. Je ne sais si tes deux collaborateurs s'en sont doutés ni si toi-même en as conscience, mais tu as iiiPrt h; Google 1B6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. fait sur mademoiselle Chéron quatre vers sublimes., de génie t J'en ai été ébloui. Ce billet n'a d'autre but que de t'en faire part. Ta pièce est d'une fantaisie transcen- dante. Cet amour daus one poitrine maigre comme un oiseau dans une cage ! superbel superbel Quant à tout le reste de ta bonne longue et tiisl« lettre, tu es un couillllon avec toutes sortes d'/ mouillés. Mais j'espère la semaine procbalne replan- ter un b&ton dans le corps de ton énergie pour la faire se tenir belle et droite comme une poupée de Niuem- berg. Sais-tu qu'on vient de découvrir à Madagascar un oiseau gigantesque qu'on appelle l'Epyoriusî Tu ver- ras que ce sera le Dinorius et qu'il aura les ailes rouges. Fais-moi le plaisir, aussitôt ton arrivée à Rouen, de me faire parvenir un mot gui me dise le jour où je te verrai positivement; car de mardi soir à ven- dredi j'en serai tellement troublé et impatient que je n'en vivrai pas. Tu connais mes manies. Je vais ce soir dîner chez Achille. Diner de sfaeikl Champagne ! anniversaire de la naissance de la mal- tresse de la maison 1 Fôte de famille! tableau. A M"' X... CroisBet, nuit de jeudi, I heure. Depuis samedi j'ai travaillé de grand cceur et d'une façon débordante, lyrique ; c'est peut-être une atroce ratatouille, tant pis, ça m'amuse pour le moment dussé-je plus tard tout effacer, comme cela m'est ar- rivé maintes (ois. Je suis en train d'écrire une visite h une nourrice, ou va par un petit sentier et on revient l,<,n.;<- ,, Google CORRESPONDANCE DE 0. FLAUBERT. 157 par un autre, je marche comme tu le vois sur les bri- sées du Livre posthume, mais je crois que le paral- lèle ne m'écrasera pas. Gela sent un peu mieux la campagne, le fumier et les couchettes que la page de notre ami. Tous les Parisiens voient la nature d'une façon élégiaque et proprette, sans bouse de vaches et sans orties ; Us l'aiment comme les prisonniers d'un amour niais et enfantin, cela se gagne tout jeune sous les arbres des Tuileries; je me rappelle à ce pro- pos une cousine de mon père qui, venant une fois (la seule que je l'aie vue) nous faire visite à Déville, humait, s'extasiait, admirait. » Oh ! mon cousin, me dit- elle, faites-moi donc le plaisir de me mettre un peu de fumier dans mon mouchoir de poche, j'adore cette odeur-là », mais noua que la campagne a toujours embêtés et qui l'avons toujours vue, comme nous en connaissons d'une façon plus rassise toutes les sa- veurs et les mélancolies ! C'est bien bon ce que tu me dis de l'histoire Roger de Beauvoir, l'écharpe passant delà voiture, etc. Oh I les sujeti, comme il y en a I T'aperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un signe de vieillesse? mais je tourne certainement à la haute comédie, j'ai quelquefois des prurits atroces d'engueuler les humains et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d'ici, dans quelque long roman & cadre large ; en attendant une vieille idée m'est revenue, à savoir celle de mon dictionnaire des idées reçues (sais-tu ce que c'est î), la préface surtout m'excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j'y attaquerais tout; ce serait la glorification historique de tout ce qu'on approuve; j'y diimontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités tou- II. 14 l.,<,n--er 1,, GcjOgIc 1S8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, jours tort. J'immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi pourla littérature, j'établirais ce qui serait facile,' à savoir que le médiocre étant à la portée de tous est le seul légi- time et qu'il faut donc honnir toute espèce d'origina- lité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d'an boutàl'autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile] est dans le but d'en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu'elles soient. Je rentrerais par là dans l'idi'e démocratique moderne d'égahté, dans le mot de Fouruier que les grands hommes deviendront inuti- les et c'est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabétique sur tous les sujets possibles tout ce qu'il faut dire eti société pour être un homme convenable et aimable. Je croîs que l'ensemble serait formidable comme plomb. 11 faudrait que dans tout le cours du livre il' n'y eût pas un mot de mon cru, et qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'os&t plus parler de peur de dire naturel- lement une phrase qui s'y trouve. Quelques articles du reste pourraient prêter à des développements splen- dides comme ceux de homme, femme, ami, politique. mœurs, magistrat; on pomrait d'ailleurs en quelques Ugnes faire des types et montrer non seulement ce qu'il faut dire, mais ce qu'il faut parailre. J'ai lu ces jours-d les contes de fées de Perrault, c'est charmant, charmant. Que dis-tu de cette plirase : a la chambre était si petite que la queue de cette belle robe ne pouvait s'étendre » , est-ce énorme d'effet, hein? et celle-ci: « il vient des rois de fous les pays; CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. iîî les uns en chaises à porteurs, d'autres en cabriolets et leâ plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles », et dire que tant que les Français vivront Boileau passera pour être un plus grand poète que cet homme-là. llîaal déguiser la poésie en France, on la déteste, et de tous ses écrivains il n'y a peut-Étre que Ilonsard qui ait été tout simple- ment un poète comme on l'était dans l'antiquité et comme on l'est dans les autres pays. Peut-être les formes plastiques ont-elles été toutes décrites, redites, c'était la part des premiers; ce qui nous reste c'est l'extérieur de l'homme, plus com- plexe, mais qui échappe bien davantage aux condi- tions de la forme; aussi Je crois que le roman ne fait que de naître, il attend son Homère. Quel homme eût été Balzac s'a eût su écrire ! mais il ne lui a manqué que cela. Un artiste, après tout, n'aurait pas tant fait, n'aurait pas eu cette ampleur. Ahî ce qui manque à la société moderne ce n'est pas un Christ, ni un Washington, ni un Socrate, ni un ■Voltaire, c'est un Aristophane, mais il serait lapidé par le public ; et puis à quoi bon nous inquiéter de tout cela, toujours raisonner, bavarder 7 Peignons, peignons, sans faire de théorie, sans nous inquiéter de la composition des couleurs, ni de la dimension de nos toiles, ni de la durée de nos œuvres. n fait maintenant uu épouvantable vent, lês arbres et la rivière mugissent, j'étais en train ce soir d'écrire une scène d'été avec des moucherons, des herbes au soleil, etc. Plus je suis dans un milieu contraire et mieux je vois l'autre. Ce grand vent m'a charmé toute la soirée, cela berce et étourdit tout ensemble; j'avais les nerfs si vibrants que ma mère, qui est entrée à dix heures dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a fa't 160 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ' pousser un cri de terreur épouvantable, qui l'a effrayée elle- même ; le cœur m'en a longtemps battu et il m'a fallu un quart d'heure à me remettre. Voilà de mes absorptions, quand ]e travaille. J'ai senti là, à cette surprise, comme la sensation , Google iU CORRESPONDANCE UB G. FLAUBERT, avec moi, comme on allmne aa lampe la nuit quand on a peur. Je ne sais si tu vas me comprendre, mais c'est bien drôle. As-tu lu un livre de Balzac qui s'ap- pelle Lotns Lambert? Je viens de l'achever il y a cinq . minutes, il me foudroie : c'est l'histoire d'un homme qui devient fou à force de penser aux choses intan- gibles; cela s'est cramponné à moi par mille hame- çons. Ce Lamhert à peu de choses près est mon pauvre Alfred; j'ai trouvé là nos phrases (dans le temps) presque textuelles ; les causeries des deux camarades au collège sont celles que nous arions, ou analogues. Il y a une histoire de manuscrit dérobé par les camarades et avec des réflexions du maître d'études gui m'est arrivée, etc., etc. Te rappelles-tu que je t'ai parlé d'un roman métaphysiqpie (en plan), où un homme, à force de penser, arrive à avoir des hal- lucinations au bout desquelles le fantôme de son ami lui apparaît pour tirer la conclusion (idéale) des pré- mices (mondains tangibles); eh bien, cette idée est là indiquée, et tout ce roman de Louis Lambert en est la préface; à la fin le héros veut se châtrer par une espèce de manie mystique; j'ai eu, au miheu de mes ennuis de Paris, à dix-neuf ans, cette envie [je te montre- rai dans la rue Vivienne une boutique devant laquelle je me suis arrêté un soir, pris par cette idée avec une intensité impérieuse), alors que je suis resté deux ans entiers sans voir de femme. L'année dernière, lorsque je vous parlais de l'idée d'entrer dans un couvent, c'était mon vieux levam qui me remontait. Il arrive un moment où l'on a besoin de se faire souffrir, de haïr sa chair, de lui jeter de la boue au visage tant elle vous semble hideuse. Sans l'amour de la forme, j'eusse été peut-être un grand mystique, ajoute à cela mes attaques de nerfs, lesquelles ne sont que des l,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. I6S déclivités involontaires d'idées, dlmages; l'élément psychique alors santé paivdessusmoî, et la conscience disparait avec le sentiment de la vie. Je suis sûr que ■je sais ce que c'est que mourir, j'ai souvent senti nettement mon Âme qiii m'échappait, comme on sent le sang qui coule par l'ouverture d'une saignée. Ce diable de livre m'a fait rêver Alfred toute la nuit; à neuf heures je me suis réveillé et rendormi, alors j'ai rêvé le ch&teau de la Roche-Guyon, il se trouvait derrière Croisset, etje m'étonnais de m'en apercevoir pour la première fois. On m'a réveillé en m'apporlant ta lettre; est-ce cette lettre cheminant sur la route dans la boite du facteur qui m'envoyait de loin l'idée de la Roche-Guyonî tu venais à moi sur elle. Est-ce Louis Lambert qui a appelé Alfred cette nuit (il y a huit mois j'ai rêvé des hons, et au moment où je rêvais, im bateau portant une ménagerie passait sous mes fenêtres). Ohl comme on se sent près de la fohe quelquefois, moi surtontl Tu sais mon influence sur les fous et comme ils m'aiment! Je t'assure que j'ai peur maintenant, pourtant en me mettant à ma table pour t'écrire, la vue du papier blanc m'a calmé. De- puis un mois, du reste, je suis dans un singulier état d'ex^tation ou plutôt de vibration; à la moindre idée qui va me venir, j'éprouve quelque chose de cet eflet singulier que l'on ressent aux ongles en passant auprès d'une harpe. Quel sacré livre I il me fait mal, comme je le sens! Autre rapprochement : ma mère m'a montré (elle l'a découvert hier) dans le Médecin de campagne de Balzac une même scène de ma^ Bovary : une visite chez une nourrice (je n'avais jamais lu ce livre, pas plus que Louis Lamberi). Ce sont mêmes détails, mêmes effets,- même intention, à croire que j'ai copié, si ma i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc 166 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. page n'était infiniment mieux écrite, sans me vanter. Louis Lambert commence, comme Bovary, par une entrée au collège, et il y a une phrase qui est la même : c'est là que sont contés des ennuis de collège surpas- sant ceux du Livre posthume I n m'est égal que Hugo m'envoie tes lettres si elles viennent de Londres, mais de Jersey ce serait peut- être trop clair? Je te recommande encore une fois de ne pas envoyer de note écrite, je garde ta lettre pour la montrer à Bouilhet dimanche si tu le permets? A la fin de cette semaine je t'écrirai en te donnant la réponse des variantes que tu me soumets pour la Paysanne : bon courage, pauvre chère muse. Je crois que ma Bovary va aller, mais je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop, je suis dévoré de comparaisons comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser, mes phrases en grouillent. A la mèin». Croiaaet, 3 janvier samedi minuit 185t. Oui, chère muse, je devais t'écrire une longue lettre, mais j'ai été si triste et embêté que je n'en ai pas en le cœur. Est-ce l'air ambiant qui me pénétre, mais de plus en plus je me sens funèbre; mon roman me donne des sueurs froides; en cinq mois, depuis la fin d'août, sais-tu combien j'en ai écrit, soixante-cinq pages! dont trente-six depuis Mantes! j'ai relu .tout cela avant-hier, et j'ai été effrayé du peu que ça est ot du temps que ça m'a coûté(je ne compte pas le mal). Chaque paragraphe est bon en soi, et il yados pages, j'en suis sûr, parfaites; mais précisément àcausede l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBER7. 167 cela, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévaUent pas les uns sur les autreB; il va falloir les dévisser, I&cher les joints comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. Je m'épuise à réa- liser un idéal peut>4tre absurde en soi, mon sujet peut-être ne comporte pas ce style : oh! heureux temps de Saint-Antoine, où Étes-vous? J'écrivais li avec mon, moi tout entierl c'est sans doute la faute de la place, le fond était si ténul et puis, le milieu des œuvres longues est toujours atroce {mon bou- quin aura environ 450 à 480 pages, j'en suis mainte- nant à la page 204). Quand je serai revenu de Paris, je m'en vais ne pas écrire pendant quinze jours et faire le plan de toute cette au jusqu'à la chute de ma petite femme, qui sera le terme de la première partie de la deuxième ; je n'en suis pas encore au point où je croyais arriver pour l'époque de notre entrevue à Hautes, vois quel amusement! enfin k la grâce de Dieu. Dans huit jours nous serons ensemble, cette idée me dilate la poitrine. Je ne t'engage pas à inviter ViUemain, et avec ma vieille psychologie de romancier, voilà mes motifs: 4° tu as besoin de lui pour ton prix; 2° nous sommes jeunes; 3" il est vieux; qui te dît qu'il ne sera pas embôté du petit prônage de Bouilbet : ces gens sur le déclin sont jaloux, ici pas d'exception, c'esl une règle. De plus, comme il te fait la cour et que c'est un homme très fin, il s'apercevra (ou on lui dira, ou il le supposera, ou il finira par le savoir), que la place est prise et par moi, second motif pour l'indisposer. Garde toutes ses bonnes volontés, et sans faire la coquette, laisse toujours du vague, il ne faut pas s'en- dormir sur le fricot, comme eût dit ce bon Pradier; je 168 CORBESPONDANCE DE G. FLAUBERT. :rois donc que ce serait maladroit de l'inviter à ta Boirée, tu penses bien que pour moi penonneilement sa connaissance me serait plutôt agréable, mais comme en cette circonstance elle n'est utile & aacun de nous trois, et qu'il pourrait au contraire sortir de là avec un peu de mauvais vouloir à ton endroit, il vaut mieux s'abstenir. C'est comme pour Jourdan, nooB n'avons besoin d'aucune relation (indirecte) avec Du Camp, il irait clabauder ce qui s'est fait et dit chez toi, je peux l'y revoirie lendemain, ceserait des questions; non, non, enfin mon troisième refus est relatif à Bérai^er. Bouilbet ne demande pas mieux que â'7 aller avec toi, mais moi qui n'ai aucun titre, je ne puis vous accompagner; quant à tout le reste, j'adhère h tes plans. Pour en finir des affaires du monde, mon der- nier avis relativement à Bouilhet : ne fais pas lire ses vers devant un public nombreux, H t'en supplie et moi aussi. Dans le commencement c'était bon, mais maintenant qu'il a déjà publié plusieurs fois, ça le restreint. Quand les intimes resteront, à la bonne heure. Quel imbécile que ce Bulozl quelle brute I quelle brutal tout cela vous donne des envies de crever; je comprends depuis un an cette vieille croyance en la fm du monde que l'on avait au moyen âge lors des époques sombres. On se tourne pour trouver quelque chose de propre, de quelque côté qu'on pose les pieds on marche sur la m...., nous allons encore descendre longtemps dans cette latrine ! on deviendra si bête d'ici à quelques années, que dans vingt ans, je sup- pose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sem- bleronts élégants et talons rouges. On vantera la liberté, l'art et les manières de cette époque, car ils DKjiiiiPrt bv Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 16» réhabiliteront l'immonde à force de le dépasser. Quand on est harassé de soucis, quand on se sent dans la tête la vieillesse de toutes les formes con- nues, quand enfin on se pèse à soi-même, si de mettre la tête à la fenêtre au moins vous rafraî- chissait, mais non, rien du dehors ne vous rassénit. Au contraire, au contraire I mes lectures de Rabelais- se mêlent à ma bile sociale, et il s'en forme un besoin de flux auquel je ne donne aucun cours et qui me gène même, puisque ma Bovary est tirée au cordeau, lacée, corsée et ficelée à étrangler. Les poètes sont heureux; on se soulage dans un sonnet, mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de tout rentrer. Pour dire quelque chose d'eux-mêmes, il leur faut des volumes et le cadre, l'occasion; s'ils ont du goût, ils s'en abstiennent même, car c'est là ce qu'il y a de moins fort au monde, parler de soi. Pourtant, j'ai peur qu'à force d'avoir de ce fameux goût, je n'en arrive à ne plus pouvoir écrire, tous les mots maintenant me semblent à côté de la pensée, et toutes les phrases dissonantes. Je ne suis pas plus indulgent pour les autres; j'ai relu, il y a quelques . jours, l'entrée d'Eudore à Rome (les Martyrs), qui passe pour un des morceaux de la littérature fran- çaise et qui en est un; eh bien, c'est fort pédant à dire, mais j'ai trouvé là cinq ou six libertés que je ne me permettrais pas; où est donc le style, en quoi consiste-t-il7 Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire, mais si, mais si pourtanti je me le sens dans le ventre. Nous allons encore bien causer dans huit jours. L'idée de ton contentement, si mon œuvre est réussie plus lard, n'est pas un de mes moindres soutiens, bonne muse. Je rôve ton admiration comme une II. ''^ I . 470 CORHESPONDANCE DE G. t'LA.UBERT. volupté, cette pensée est mon petit bagage de route, etje la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. Toi tu as fait une bonne chose, ta Paysanne va réussir si le Pays en veut (mais ces mes- sieurs aussi doivent être pudiques); tu vas avoir de suite plus de lecteurs que tu n'en aurais eu à la Hevue. Enfin, Bouilhet et moi, nous t'arriverons samedi vers six ou sept heures du soir ; la Seine est débordée, ienesaiscommentj'iraiii Rouen, il me faudra prendre le bateau, et les heures ne coïncideront peut-être pas avec le chemin de fer. En tout cas nous irons dîner avec toi, et si d'ici à samedi tu ne recevais aucune lettre, c'est qu'il n'y aurait rien de changé dans mon plan. Peut-être mercredi ou jeudi t'enverrai-je un simple mot pour te dire j'arrive. Adieu donc, à bien- tôt, dans huit jours à cette heure-ci. A toi, à toi. Tiens-tu absolument à mes notes de voyage? moi je crois que maintenant il vaudrait mieux que tu ne les lises pas. Tout ce qui est étranger au travail en distrait. A la même. Croisset, meri^redi Liinuit, Enfin I me revoilà à peu près dans mon assiette! j'ai grilfonné dix pages d'où il en est résnlté deux et demie; j'en ai préparé quelques autres. Ça va aller, j'espère, et toi, pauvre bonne Muse, où en es-tu? je te vois piochant ton Acropole avec rage et j'en attends le premier jet d'ici à peu de jours; soigne bien les vers, au point où tu en es maintenant tu ne dois pas te permettre un seul vers faible. Je ne sais ce qu'il en sera de ma Bovary, mais il me semble qu'il n'y aura pas une phrase molle. C'est déjà beaucoup ; le CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. iH génie c'est Dieu qui le donne, mais lo talent noas regarde; avec un esprit droit, l'amour de la chose et une patience soutenue on arrive à en avoir. La cor- rection (je l'entends dans le pins haut sens du mot) fait a la pensée ce que l'eau du Styx faisait au corps d'Achille : elle la rend invulnérable et indestructible; plus je pense à cette- Acropole et plus il me semble iju'il y aurait à la fin «ne enguettlade aux Barbares su- perbe ; cela rentrerait dans l'esprit de la pièce et m'en parait même le complément. Je vais tâcher d'être clair. Après tes Panathénées, tableau de la Grèce, vi- vant, animé, et avoir bien marqué que cela n'existe , plus, je dirais... et puis les Barbares sont venus (pas de description de l'ûivasion, mais plutôt l'effet en résultant), ils ont cassé, profité, fmt des meules de moulin avec les piédestaux de tes statues... ils ont chauffé leurs pieds nus à ton olivier qui brûlait, 6 Minerve, et dans des langues barbares accusé tes dieux, 6 Homère... il faudrait faire la confusion sou- tenue des deux espèces de Barbares, et cela très large, à la fois lyrique et satyrique, ça ne sortirait pas du lieu même de l'Acropole ; les diverses ruines et cons- tructions modernes te serviraient de comparaisons et de point de rappel, et ce mouvement t'amènerait naturellement à ton trait final : nous cherchons main- tenant parmi ces débris les vestiges du beau. Réfléchis à cela, il me semble qu'U y a là beaucoup ; cette idée plairait au cûté classique de l'Académie et pourrait d'ailleurs être en elle-même une fort belle chose- La Sylphide, comme dit Babinet, a écrit deux lettres charmantes. Buuithet a répondu quelques lignes h la dernière pour lui dire qu'elle le laisse tranquille et qu'il ne veut plus entendre parler d'elle, il m'a l'air l,<,n.-<- ,,'GOO^IC na CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, très calme et décidé, mais mi vieux psycholo^e ■comme moi pense que ce n'est pas là une fin ; ils se reverront d'une façon ou d'une autre et s'aimeront ou je serais fort étonné; elle a dû être vexée de son dernier billet; y répondra- t-ellet la correspondance -se rengagerait alors sur un pied purement littéraire? mais la littérature mène loin et les transitions voue font glisser sans qu'on s'en doute des hauteurs du ciel ■aux profondeurs du c, problèmel pensée 1 comme -dirùt le grand Hugo I J'ai demûn à déjeuner un jeune homme que Bouilhet m'aamené dimandie. Je l'avais connu enfant lorsqu'il avait sept & dix ans; son père, magistrat inepte, «n faisait un perroquet et le poussait aux bonnet ■itudti, mais malgré tous ses soins il n'est point devenu un crétin (ce qui désole le père) et il a pris en goût ■sérieux la littérature, il est hugotique, rouge, etc., de iii désolation de la famille, haine de tous les conci- toyens, mépris du bourgeois; il désirait depuis long- temps faire ma connaissance. Je l'ai reçu carrément et dans tout le déshabillé franc de ma pensée; c'est «e qu'il faut faire aux gens qui viennent nous flairer par curiosité. S'ils sont choqués, ils ne reviennent plus, et s'ilsvousaimentc'est qu'ils voue connaissent. Quant à lui il m'a paru être un assez intelligent garçon, mais sans dpreté, sans cette suite dans les idées qui seiile mène à un but; il donne dans les théories, les symbolismes, Michelelteries, Quinette- ries (j'y ai été aussi, je les connais), études comparées des langues, plans gigantesques et charabias un peu "vides. Mais en somme on peut causer avec lui pendant ^xuelques heures; or la graine est rare de ceux-Ut- Il habite Paris, a une vingtaine de mille francs de rente «t va s'en aller en Amérique et de.Ià aux Indes pour DKjiiiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. HJ son plaisir; il veut aussi écrire une histoire grecque, voir la Grèce. Voilà bien des volontés qui marquent peut-être absence de volonté. Dans quelle époque de dilTusion noua sommes I L'esprit autrefois était un soleil solitaire, tout autonr de M il y avait le ciel vide ; son disque maintenant, comme par un soir d'hiver, semble avoir pftli et il illumine toute la brume humaine de sa clarté confuse. Je m'en vais relire Montaigne en entier, c'est une bonne causerie, le soir avant de s'endormir. Com- ment vas-tu? il me semble qu'il y a six mois que je t'ai quittée. Comme nous serons à nous à Mantes. Mais ne pensons pas h cela, travaillons, moi je ne veux plus regarder en avant, la longueur de ma Bovary m'é- pouvante à me décourager; « qu'estes que ton devoir? dit Gœthe; l'exigeance de chaque jour »; ne sortons pas de là. Adieu, mille baisers sur tes lèvres de Huse. A, la menu. Croiseet, nuit de dlmancbe, I heure et demie. n est bien tard, je devrais me coucher, mais c'est demain dimanche, je me reposerai. Je veux te dire tont de suite, chère Muse (combien je t'aime, d'abord), et comme tes deux dernières courtes lettres m'ont fait plaisir, elles ont un souffle qui m'a gonflé, je 4Xois, car je suis dans le même état lyrique que toi; j'y ai vu que tu étais emportée dans l'art et que tu' roulais dans la houle intellectuelle, ballottée fi tous les grands vents apolloniçues. C'est bien, c'est bien, nous ne valons quelque chose que parce que Dieu souffle en nous ; c'est là ce qui fait même les mé- diocres forts, ce qui rend les peuples si beaux aux l,<,n.-<- ,, Google n4 COBBESPOND.VNCE M G. FLAUBERT, jours de fièvre, ce qui embellit les laids, ce qui pu- ' rifie les Infâmes : la foi, l'amour; « si vous aviez la foi vous remuerioz les montagnes. » Celui qui a dit cela a changiJ lo monde parce qu'il n'a pas douté. Garde-moi toujours cette rage-là, tout cède et tout pêté à la fin devant les obstinations suivies, j'en reviens toujours à mon vieil exemple de Boileau; ce gvedin-là vivra autant que Molière, autant que la lan- gue française et c'était pourtant un des moins poètes des poètes; qu'a-t-il fait? il a suivi sa ligne jusqu'au bout et donné à son sentiment si restreint du beau toute la perfection plastique qu'il comportait. Ta Paysanne a du mal à paraître. C'est justice, voilà une preuve que c'est beau ; pour les œuvres et pour les hommes médiocres, le hasard est bon enfant, mais ce qui a de la valeur est comme le porc-épic, on s'en écarte; une des preuves qui m'auraient convaincu de la vocation de Bouilhet si j'en eusse douté, c'est qu'à Rouen, dans son pays et où il est connu, pas un jour- naliste n'a même cité son nom; on objectera qu'ils ne peuvent le comprendre et j'accepte l'objection qui me donne raison, ou bien c'est qu'ils l'envient et ils font bien alors. De même l'ami Gautier fait des ré- clames pour E. Delessert, qu'il connaît à peine, et ne souffle mot de Tami Bouilhet, est-ce clair?envoie-moi demain à n'importe quel journal ta Pai/ïatine.éreintée, fais-y une fin sentimentale, une nature factice, des paysans vertueux, quelques Ueux communs sur la moraUté avec un peu de clair de lune parmi les rui- nes à l'usage des âmes sensibles, le tout entremêlé d'expressions banales, de comparaisons usées, d'idées bétes et que je sois pendu si on ne l'accepte. Mais patience, la vérité a son tour, cUe possède en soi-mémi une force divine et quoiqu'on l'exècre onlaproclame, DKjiiiiPrt h; Google CORRESPONDANCE' DE G. PLAUBERt. 175 on a de tout temps crié contre l'originalité, elle finit pourtant par entrer dans le domaine commun et bien que l'on déclame contre les supériorités, contre les aristocrates, contre les riches, on vit néanmoins de leurs pensées, de leur pain. Le génie comme un fort cheval traîne à son c l'humanité sur les routes de l'idée, elle a beau tirer les r^nes et par sa bêtise lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant qu'elle peut le mors dans sa bouche, l'autre qui a les jarrets robustes continue toujours au grand galop par les précipices et les vertfges. J'attends lundi malin VAeropole et comme il faut se dépécher, je la lirai, je la porterai de suite à Rouen à Bouilhet, nous la lirons, et chez lui je t'écrirai en te renvoyant le tout. Pour un autre travail ce procédé de composition ne serait pas bon; il faut écrire plus froidement; mé- ' flons-nous de cette espèce d'échaulTement qu'on ' appelle l'inspiration et où il entre souvent plus d'émotion nerveuse que de force musculaire. Dans ce moment-ci par exemple, je me sens fort en train, mon front brûle, les phrases m'arrivent, voilà deux heures que je voulais t'écrire et que de moment en moment le travail me reprend; au lieu d'une idée j'en ai dix et où il faudrait l'exposition la plus simple il me surgit une comparaison, j'irais, je suis sûr, jusqu'à demain midi sans fatigue. Mais je connais ces bals masqués de l'imagination d'où l'on revient avec la mort au cœur, épuisé, ennuyé, n'ayant vu que du faux et débité des soltises; Jout doit ae faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry~ir a" "pris une carafe d'orgeat et n'a pas manqué son coup; c'iitait une comparaison de ce pauvre Pradier et qui m'a toujours frappé, elle est DKjiiiiPrt h; Google ne COaRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. d'un haut enseignement pour qui sait la comprendre. Ma préface, du Dictionnaire des idées reçues me tourmente, j'en ai fait le plan par écrit; j'ai passé l'autre jour deux heures de suite à rêver (à propos de ■JuTénai que je lisais) un grand roman romain; mon Uvre xTiu' siècle m'est revenu hier, la Bovary marche son petit train et se dessine dans l'avenir, il n'est pas jusqu'à ce malheureux grec qui ne me semble se débrouiller. Je crois que le ramolUssement de cer- velle diagnostiqué par Du Camp n'arrive pas encore. Ahl ah! mais je les casserais sur elle tous ces brave» petits compagnons-là comme les commis-voyageurs brisent sur leur front les assiettes d'auberge, par facétie. Si je cherche un peu d'où vient mon bon état pré- sent, c'est peut-être à deux causes: 1* d'avoir vu l'autre jour ce brave garçon qui enfin parle notre langue, on a plaisir à trouver des compatriotes dans la vie ; 2° à la société de M"' Vasse (tu sais, cette dame qui est ici) elle a longtemps habité l'Orient; nous en cau- sons à table,cela me ranime et me fait passer dans la tête de grands coups de vent qui m'emportent. Si fort que l'on ait l'orgueil de se croire, l'élément extérieur est bon quelquefois, mais c'est si rare de trouver un lit pour ses fatigues. Adieu, toi qui est l'édredon où mon cœur se pose et le pupitre commode où mon ■esprit s'entr'ouvre. Quant au Livre posthume, la fin répond au com- mencement, j'ai admiré comme toi la Croix, Porcia, le couvre-pied, etc., il a fourré là jusqu'à un rêve qu'il a fait en voyage et que je l'at vu écrire, il n'en a pas changé trois phrases. Pour M, ce bon Maxime, je suis maintenant incapable à son endroit d'un sen- timent quelconque, la partie de mon cœur où il était DKjiiiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. l'il est tombée sous «ne gan^ène lente, et il n'en res'te plus rien; bons ou mauvais procédés, Itiuanges ou calomnies, tout m'est égal et il n'y a pas là dédain, ce D'est point une affaire d'orgueil, mais j'éprouve une impossibilité radicale de sentir à cause de lui, pour lui, quoi que ce soit, amitié, haine, estime ou colère, il est parti comme un mort et sans même me laisser un regret. Dieu l'a voulu I Dieu soit béni. La douceur que j'ai éprouvée dans cette affection (et que je me rappelle avec charme) atténue sans doute l'hu- miliation ou je pourrais être de l'avoir eue; une chose m'a fait sourire dans sa phrase de « la large épaule », il aurait pu choisir une comparaison plus heureuse; c'est sur cette épaule pourtant qo'à la mort de sa grand'mère je l'ai porté comme un enfant lorsque l'arrachant de son cadavre où il pleurait, criait, appe- lait les anges^ parlant de là-haut, etc., je l'ai pris d'un bras et l'ai enlevé tout d'un bond jusque sur sa ter- rasse. Je me rappelle aussi que je lui ai arrangé un duel à cet homme si brave, etc., etc. Ah 1 les hom- mes d'action! les actifs! comme ils se fatiguent pour ne rien faire et quelle bête de vanité que celle que l'on tire d'une turbulence stérile. L'action m'a tou- jours dégoûté au suprême degré, elle- me semble ap- partenir au câté animal de l'existence (qui n'a senti la fatigue de son corps! combien la chair lui pèse!), mais quand il l'a fallu ou quand il m'a plu je l'ai menée, l'action, etraide, et vite et bien. Pour sa croix d'honneur, à Du Camp, j'ai fait en une matinée ce qu'à ' cinq ou six gens d'action qu'ils étaient là, ils n'avaient pu accomphr en six semaines, il en a été de même pour mon frère, quand je lui ai fait avoir sa place ; de Paris où j'étais, j'ai enfoncé toute l'école de médecine et fait écrire par le roi au préfet pour lui forcer ht DKjiiiiPrt h; Google lis CORRESPONDANCE DE G. FLÀIJBËEIT. main; les amis qui me coDsidéraieiit étaient épou- ' vantés de mon toupet et de mes ressources. Le père Degasc (ancien pair de France, ami de mon père) en • était si ébahi qu'il voulait sérieusement me faire entrer dans la diplomatie, prétendant que j'avais de . glandes dispositions pour l'intrigue. Ah! quand on sait rouler une métaphore on peut bien pelotter des imbéciles. L'incapacité des grandes pensées aux affres n'est qu'un excès de capacité. Dans les grands vases une goutte d'eau n'est rien et elle emplit les petites bouteilles. Mais la durée est là qui nous con- sole; que reste-t-il de tous les actifs, Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous? La pensée est comme l'âme, éternelle, et l'action comme le corps, mortelle. J'étais en train de philo- sopher ce soir, mais je n'ai plus une seule feuille de papier à lettres et il est temps d'aller se coiicher. Adieu donc. A la mtine. Croisset, nuit de vendredi, 1 heure. Pourquoi, chère bonne Muse, ai-jeune sorte de pres- sentiment que tu es malade? h'Acropole doit t'avoir bien fatiguée, ça ne vaut rien, ni pour l'œuvre ni pour l'auteur, de composer ainsi. Si, après nos corrections, nous eussions eu encore trois semaines devant nous, et que tu nous eusses renvoyé le manuscrit recopié comme nous l'avions refait et avec tes observations àtoi, nous te l'aurions renvoyé, tul'aurais retravaillé, et après une seconde révision de notre part, je t'assure que c'eût été une crâne chose. L'étoffe y était, mais nous n'avons pas eu seulement le temps de nous en- tendre. Ainsi quand je te disais que le Parthénon est I ,<,n--er 1,, GcjOgIc CORRESPONDANCE DE (i. FLAUBERT. 179 couleur bitume et terre de Sienne, c'est vrai, mais les Propylées, je ne sais pourquoi, sont fort blanches; ainsi l'on pouvait dire : Tu as oublié de parler de Pandrose; mais sois sûre que l'Académie, toule pédante qu'elle soit, tient plus aux vers eneus-mémes, qu'à une description technique. Le sujet l'Acropole était d'ailleurs tellement vague, que chacun peut le traiter h sa fantaisie. Si tu as fait, comme tu me le dis, les coupures et nos corrections les plus importantes, j'ai bon espoir. Mais agis comme l'an passé, ne néglige pas tes petites recommanda- tions indirectes : après la peau du lion, un lopin de celle du renard : soyons prudents. Ta jeune Anglaise, 3ansqueîelaconnaisse,me cause une grande pitié, à cause de toutes les déceptions qui doivent l'attendre; si elle n^st pas stupide, elle finira par s'énamourer de quelque intrigant, porteur d'unp figure pâle et adressant des vers aux étoiles compa rées aux femmes, lequel M mangera son argent, et la laissera avec ses beaux yeux pour pleurer, et son cœur pour soufTrir. Ali! comme on perd de trésors dans la jeunesse I et dire que le vent seul ramasse et emporte les plus beaux soupirs des âmes ! Mais y a-t-il quelque chose de meilleur que le vent et de plus doux? Moi aussi, j'ai étti fl'une architecture pareiUe, j'étais commue les cathédrales du xv* siècle, lancéolé, fulgm'ant; je buvais du cidre dans ma coupe de ver- meil. J'avais une tôte de mort dans ma chambre, sur laquelle j'avais écrit : « Pauvre crâne vide, que veux- tu me dire avec ta grimace t » Entre le monde et moi existait je ne sais quel vitrail, peint en jaune avec .,Goo>^lc ISO GOttRESPONDANCE DE G. FLAUBEaT. âes raiea de feu et des arabesques d'or, ei bien que tout 9e réflécbissait surmon àme comme 3tir les dalles d'un sauctuaire, embelli, transfiguré et Mélancolique ce- pendant, et rien que de beau n'y marchait, c'étaient des rêves plus majestueux et plus vêtus que des cardinaux & manteaux de pourpre. Ah I quelsfrémissementsd'or- grueil! quels hymnes 1 et queUe douce odeur d'encens •qui s'exhalait de mille cassolettes toujours ouvertes t Quand je serai vieux, écrire tout cela me réchauffera. Je ferai comme ceux qui, avant de partir pour un long voyage, vont dire adieu à des tombeaux diers. Moi avant de mourir Je ravisiterad mes rêves. Eh bien, c'est fort heureux d'avoir une jeunesse pa- reille, et que personne ne vous en sache gré. Ah! k dix-sept ans si j'avais été aimé, quel crétin je ferais maintenant! Le bonheur est comme la vérole, pris trop tôt, il peut gâter complètement la constilution. LaBovarytrainotte toujours, mais enfinavance. J'es- père d'ici quinze jours avoir fait un grand pas. J'en ai beaucoup relu. Le style est inégal et trop méthodique ; on aperçoit trop les écrous qui serrent les planches de la carène; ilfaudra donner du jeu. Mais comment? Quel chien de métier ! Adieu, mille tendresses, bonne Muse. A la même. Croiiset, dimtmehe, ibeures. L'impression que te font mes notes de voyage m'a fait faire d'étranges réftexions, chère Muse, sur le cœur des hommes et sur celui des femmes ; décidë- ment ce n'est pas le même, on a beau dire. De notre cdté est la franchise, sinon la délicatesse, ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, «t nous avons tort pourtaDt, car cette franchise esl une dureté. Si j'avais omis d'écrire mes impressions féminines, rien ne t'eût blesséel Les femmes gardent tout dans leur sac, elles; on n'en tire jamais une con- fidence entière; le plus qu'elles font, c'est de laisser deviner, et quand elles nous racontent les choses, c'est avec une telle sauce que la viande en disparaît, Mais nous pour deux ou trois méchantes infidélités et où le cœur même n'était pas, voilA lo leui' qui miti Etrange ! étrange ! Moi je me casse la tète h com- prendre tout cela; et j'y ai pourtant bien réiléchidans ma vie; eniinQe parle ici à ton cerveau, chère et bonne femme), pourquoi ce petit monopole du sentiment? 'l'u es jalouse du sable où j'ai posé mes pieds, sans qu'il m'en soit entré un grain dans la peau, tandis que jeporte au cœuruné large entaille que tu y as faite? Tu aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous ma plume; mais remarque que jfl n'ai pas écrit une seule réflexion; je formulais seulement de la façon la plus courte l'indispensable, c'est-à-dii-e la sensation et non le rêve, ni la pensée. Eb bien, rassure-toi, j'û pensé souvent à toi, souvent, très souvent. Si, avant départir, je n'ai pas été te dire adieu, c'est que j'avais déjà du sentiment par-dessus les oreilles ! Il m'ôtail resté de loi une grande aigreur, tu m'avais longuement irrité, j'aimais mieux ne pas te revoir, quoique j'en eusse eu maintes fois envie; la chair m'appelait, mais les nerfs me retenaient ; et il sortait de tout cela une sorte de tendresse qui,- s'alimentant pai' le souvenir, n'avait pas besoin d'épanchement. Je m'étais promis de m'abstenir de toi, tant j'avais éprouvé h. ton en* droit de sentiments violents et incompatibles entre eux. La bataille était trop bruyante. J'avais déserté la place, c'est-â.-âire j'avais enfermé sous clef tout cela. II. 16 i.. . .,C(X)>^li: 182 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, pour ne plus en entendre parler, et je regardais seu- lement de temps à autre ta chÈre image, ta belle et bonne figure, par une lucarne de mon cœur restée ou- verte; et puis j'ai toujours dÈtesté les choses solen- nelles. Nos adieux l'eussent été, je suis 3uperstitîeui là-dessus. Jamais avant d'aller en duel, 8ij'yvai3,je ne ferai mon testament, tous ces actes sérieux portent malheur. Ils sentent d'ailleurs la draperie. J'ai eu à la fois peur et ennui. Donc quand j'aieu quitté ma mère, j'ai pris de suite mon rôle de voyageur; tout était ' quitté, j'étais parti. Alors pendant quatre à cinq jours à Paris, _;e me suisf.... une bosse comme un matelot, et quand la France a disparu à mes yeux, derrière les îles d'Hyères, j'étais moins ému et moins pensant que les planches du bateau qui me portait. Voilà la psychologie de mondépart. Je ne l'excuse pas, je l'ex- plique. Pour Ruehouk-Hanem, ah! rassure-toi et rectifie en même temps tes idées orientales. Sois convaincue qu'elle n'a rien éprouvôdu tout au moral, j'en réponds, et au physique môme, j'en doute fort. Elle nous a trouvés de fort bons carvadja (seigneurs) parce que nous avons laissé là pas mal de piastres, voilà tout. La pièce de Bouilhel est fort belle, mais c'est de la poésie et pas autre chose; la femme orientale est une machine, et rien déplus, elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d'occupations où tourne son existence. J'ai vu des danseuses dont le corps se balançait avec la régularité ou la furie insensible du palmier. Cet œil si plein de profondeurs, et oii il y a des épais- seui's de teinte comme à la mer, n'exprime rien que le calme, le calme et le vide comme le désert. Les CORBESPONDAPiCE DE G. FLAUBERT. 183 hommes sont de même. Que d'admirables têtes ! et qui semblent rouler, en dedans, les plus grandes pen- sées du monde! Mais frappe dessus et il n'en sortira pas plus que d'un cruchon sans bière ou d'un sé- pulcre Tide. A quoi tient donc la majesté de leurs formes, d'où résulte-t-elleî De l'absence peut-être de toute passion. Us ont cette beauté des taureaux qui ruminent, des lévriers qui courent, des a^les qui planent ; le sentiment de la fatalité qui les remplit. La conviction du néant de l'homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards un caractère grandiose et résigné. Les vêtements lâches et seprétant à tous les gestes sont toujours en rapport avec les fonctions de l'individu, avec le ciel par la couleur, etc., et puis le soleil! le soleil! C'est un immense ennui qui dévore tout. Quand je ferai de la poésie orientale (car moi aussi j'en ferai, puisque c'est démoda et que tout le monde en fait), c'est là ce que je tâcherai de mettre en relief. On a compris jusqu'à présent l'Orient comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n'y a vu que des bayadêres et des sabres recourbés. Le fanatisme, la volupté, etc., en un mot, on en reste encore à Byron; moi je l'ai senti diiTéremœent. Ce que j'aime au contraire dans l'Orient, c'est cette grandeur qui a'ijnore, et cette har- monie de choses disparates. Je me rappelle un bai- gneur qui avait au bras gauche un bracelet d'argent, et à l'autre un vésicatoire. Voilà l'Orient vrai, des gre- dins en haUlous galonnés et tout couverts de vermine. Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des ara- besques d'or. Tu me dis que les punaises de Ruchouk- ~ Hanemte la dégradent; c'est là, moi, ce qui m'enchan- tait. Leur odeur nauséabonde se mêlait au parfum de sa peau ruisselante de santal. Je veux qu'il y ait une; DKjiiiiPrt h; Google 184 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. amertume à tout, un éternel coup de sifflet au milieu de nos triomphes, et que la désolation même soit dans l'enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa, où en entrant je humais à la fois l'odeur des citronniera et'celle desi cadavres ; le cimetière laissait TOir les squelettes à^ demipounig, tandis que les arbustes verts balançaient au- dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas que cette poésie est complète, et que c'est lagrande synthèse? Tous les appétits de Timagination et de la pensée y sont assouvis à îa fois ; elle ne laisse rien der- rière elle, mais les gens de g:oût, les gens à enjolive- ments, à purifications, à illusions, ceux qui font des manuels d'anatomie pour les dames, de la science à la portée de tous, du sentiment coquet et de l'art ai- mable, changent, grattent, enlèvent, et ils se préten- dent classiques, les malheureux I Ah I que je voudrais être savantl que je ferais un beau livre sous ce titre : De l'interprétation de ^antiquité! car je suis sûr d'être dans la tradition; ce que j'y mets déplus, c'est le sen- timentmodeme. Mais encore une fois, les anciens ne connaissaient pas ce prétendu genre noble, il n'y avait pas pour eux de chose que l'on ne puisse dire. Dans Aristophane, on chie sur la scène. Dans VAjax de Sophocle, le sang- des animaux égorgés ruisselle autour d'Ajax qui pleure, et quand je songe qu'on a regardé Racine comme hardi pour avoir mis des chiens! il est vrai qu'ili les avait relevés par d^uoran(s/.,. Donc cherchons à voir les choses comme elles sont, etne voulonspas avoir plus d'esprit que le bon Dieu. Autrefois on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre, on en tire à peu près de tout maintenant; il en est de même de la poésie, extrayons-la de n'importe quoi, car elle gtt en tout et partout. Pas un atome de ma- DKjiiiiPrt bv Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. \SS tiôre gui ne contienne la poésie et habituons-nous a considérer le monde comme une œuvre d'art, dont il faut reproduire les procédés dans nos œuvres. J'en reviens k Ruchouk. C'est nous qui pensons à elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de l'esthétique sur son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant qui a eu les honneurs de sa couche est complètement parti de son souvenir, comme bien d'autres. Ah! cela .rend modeste de voyager, on voit quelle petite place on occupe dans le monde.Encoreunelégèreconsidérafion sur les femmes- avant de causer d'autre chose (à propos des femmes orientales). La femme est un produit de l'homme. /Jiew a créé la femelle, et Vkomme a fait la femme; elle est le résultat de la civilisation, une œuvre factice. Dans les pays où toute culture intellectuelle est nulle, elle n'existe pas, car c'est une œuvre d'art, au sens humanitaire; est-ce pour cela que toutes les grandes idées générales- se sont symbolisées au féminin? Quelle femme c'était que la courtisane grecque! mais quel art c'étmt que l'art grec! Ce devait être une créature élevée pour contribuer aux plaisirs complets d'un Platon ou d'un Phidias. Toi tu n'es pas une femme, et si je t'ai plus et surtout plus profondément aimée (tâche de cùmprendre ce mot profondément) que toute autre, c'est qu'il m'a semblé que tu étais moins femme qu'une autre; toutes nos dissidences ne sont jamais venues que du côté féminin. Rêve là-dessus, tu verras si je me trompe. Je voudrais que nous gardas- sions nos deux corps et n'être qu'un même esprit; comprends-tu que ceci n'est pas de l'amour, mais quelque chose de plus haut, il me semble, puisque 'ce désir de l'âme est pour elle presque un besoin même de vivre, de se dilater, d'être plus grande. Tout 16. 186 CORRESPONDANCli DE G. FLAUREBT. sentiment est une extension. C'est pour cela que la liberté est la plus noble des passions. Nous relisons du Honsard et nous nous enthoa- siasmous de plus belle. A quelque jour nous en ferons une édition; cette idée, qui est de Bouilhet, me sourit fort. Il y a cent belles cboses, mille, cent mille dans les poésies complètes de Ronsard, (juH faut faire con- naître, et puis j'éprouve le besoin de le lire et relire dans ime édition commode. J'y ferais une préface. Avec celle que j'écrirais pour la Melœnis et le conte chinois, réunis en un volume, et de plus celle de mon diction- naire des idées reçues, je pourrai à peu près dégoi- ser là ce que j'ai sur la conscience d'idées critiques. Cela me fera du bien, et m'empêchera de saisir aucun prétexte pour faire de la polémique. Dans la préface de Ronsard je dirai l'histoire du sentiment poétique en France, avec l'exposé de ce que l'on entend par là dans notre pays, la mesure qu'il lui en faut, la petite monnaie dont il a besoin. On n'a nulle imagination en France si l'on veut faire passer la poésie, il faut être assez habile pour la déguiser. Puis dans la préface du livre de Bouilhet je reprendrais cette idée, ou plutôt je la continuerais et je montrerais comment un poème est œuvre possible, si l'on veut se débarrasser de toute intention d'en faire un. Le tout terminé par quelques considérations sur ce que peut être la littérature de l'avenir. La Bovary ne va pas raide, en une semaine deux pages/!! il y a de quoi, quelquefois, se casser la gueule de découragement! si l'on peut s'exprimer ainsi. Ah! j'y arriverai, j'y arriverai, mais ce sera dur. Ce que sera le Uvre, je n'en sais rien; înais je réponds qu'il sera écrit, à moins que je ne sois com- plètement dans l'erreur, ce qui se peut. l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE fi. FLAUBERT. 181 ■Ma torture à écrire certaines parties vient du fond {comme toujours); c'est quelquefois si subtil, que j'ai du mal moi-même à me comprendre. Mais ce sont ces idées'là qu'il faut rendre, à cause de cela même, plus nettes; et puis dire à la fois proprement et simplement des choses Tulgairesl c'est atroce. Médite bien le plan de ton irame, tout est dans la conception; si le plan est bon, jeté réponds du reste, car pour les vers, je te rendrai l'existence tellement insupportable, qu'ils seront bons, ou finiront par l'être, et tous encore. J'ai lu ce matin quelques fragments de la comédie d'Augier. Quel anti-poôte que ce gàrçon-Ià! A quoi bon employer le vers pour des idées semblables? Quel art factice I et quelle absence de véritable forme que cette prétendue forme extérieure I Ah! c'est que ces gaillards-là s'en tiennent à la neille comparaison i la forme est un manteau. Mais non; la forme est la chair même de la pensée, comme la pensée est l'âme de la vie : plus les muscles de votre poitrine seront larges, plus vous respirerez h l'aise. Tu serais bien aimable de nous envoyer pour samedi prochain le volume de Leconte de Lisle, nous le li- rions dimanche prochain. J'ai de la sympathie pour ce garçon, il y a donc encore des honnêtes gens! des cœurs convaincus! et tout part de là, la conviction. Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte ; avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l'ignorance, les prétentions exor- bitantes; la critique serait utile et l'art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation. Tu me parais, pauvre chère amie, triste, lasse, découragée. Oh I la vie pèse lourd sur ceux qui ont des ailes; plus les ailes sont grandes, plus l'envergure DKjiiiiPrt h; Google t8S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, est douloureuse. Les serma en cage sautillenti sont joyeux, mais les aigles ont l'air sombre, parce qu'ils brisent leurs plumes contre les barreaux; or nous sommes tous plus ou moins aigles on serins, perro- quets ou vautours. La dimension d'une âme peut se mesurer & sa souffrance, comme on calcule la pro- fondeur des fleuves à leur coûtant. Ce sont des mots tout cela, comparaison n'est pas raison, je le sais, mais avec quoi donc se consolerait-on si ce n'est avec des mots? non, raffermis-toi, songe aux étonnants progrès que tu fais, aux transformations de ton vers qui devient si souvent plein de grand. Tu as écrit cette annÉe une fort beUe chose complète, la Paysanne, et une autre pleine de beautés, V Acropole. Médite ton drame, j'aiunpressentiment que tu le réussiras, il sera joué et applaudi, tu verras, marche, va, ne regarde ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un ouvrier la tête baissée, le cœur battant et toujours, toujoursl Si l'on s'arrête, d'incroyables fatigues et les vertiges et les découragements vous feraient mourir. L'année prochaine nous aurons de bons loisirs en- semble, de bonnes causeries mêlées debonnes caresses. Moi, plus je sens de diflicultés à écrire et plus mon audace grandit (c'est là ce qni me préserve du pé- danlisme, où je tomberais sans doute); j'ai desplans d'oeuvres pour jusqu'au bout de ma vie, et a'ilm'arrive quelquefois des moments acres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d'autres aussi où j'ai peine à mè contenir de joie, quelque chose de profond et d'extra- voluptueux déborde de moi h jets précipités, comme une éjaculation de l'âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée comme s'il m'arri- vait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums l.,<,n--er 1,, GcjOgIc CORRESPONDANCE DE G. FLiUBEaT. 18» chauds. Je n'irai jamais bien loin, jo sais tout ce qui me manque, mais la tâche que j'entreprends sera exécutée par un atitre; j'aurai mis sur la voie quelqu'un de mieux doué et de plus né. Vouloir donner à la prose le rythme du vers {en la laissant prose et très prose)» et écrire la vie ordinaire comme on écrit l'histoire ou. l'épopée (sans dénaturer le sujet), est peut-être une absurdité, voilà ce que je medemandequelquaf ois; mais^. c'est peut-être aussi une grande tentative et très ori- g;inalel Je sens bien en quoi je faillis, {Ah! si j'avais quinze ansi) N'importe, j'aurai toujours valu quelque chose par mon entêtemeot, et puis, qui sait? peut-Ètre trouverai-je un jour un bon motif, un air complète- ment dans ma voix, ni au-dessus ni au-dessous ; enfin, j'aurai toujours passé ma vie d'une noble manière et souvent délicieuse. 11 y a un mot de La Bruyère, auquel je me tiens : « Un bon esprit croit écrire rai- sonnablement »; c'est là ce que je demande, écrire raisonnablement et c'est déjà bien de l'ambition. Néanmoins, il y a une chose triste, c'est de voir com- bien les grands hommes arrivent aisément à l'effet en dehors de l'art même; quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantes, Molière etHugoî mais quels coups de poing subits? Quelle puissance dans un seul motl Nous, il faut entasser l'un sur l'autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyra- mides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d'un seul bloc. Mais vouloir imiter les procédés de ces gens-là, ce serait se perdre; ils sont grands, au contraire, parce qu'ils n'ont pas de pro- cédés. Hugo en a beaucoup, c'est là ce qui le diminue» 11 n'est pas varié, il est constitué plus en hauteur qu'en étendue. Gomme je bavarde ce soiri il faut que je m'arrête I . . .,C(X)>^li: 190 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT. pourtant, et puis j'ai peur de t'assommer, car il me semble que je répète toujours les mêmes choses (moi aussi je ne suis pas varié); mais de quoi causer, si ce n'est de notre cher souciî Tu me parles des chauves-souris d'Egypte, qui, & travers leurs ailes grises laissent voir l'azur du ciel; faisons donc comme je faisais ; à travers les hideurs de l'existeuce, contemplons toi^ours le grand bleu de la poësie, qui est au-dessus et qui reste en place, tandis que tout change et tout passe. Tu commences à trouver un peu vide l'Anglaise. Oui, il y a, je crois, plus de vanité mondaine qu'autre chose là-dedans; je n'aime pas les gens poétiques d'ailleurs, mais les gens poètes, et puis cet hébreu, ce grec, ces vers en deux langues, c'est beaucoup tout cela. Voilà le défaut général du siècle : la diffusion, les petits ruisseaux débordés prennent des airs d'Océan, il ne leur manque qu'une chose pour l'être : la dimension; restons donc rivière et faisons tourner le moulin. A In m£m«. Croiaset, jeudi, i heures et demie. J'arrive de Rouen où j'avais été me faire arracher ime dent (qui n'est pas arrachée); mon dentiste m'a engagé à attendre. Je crois néanmoins que d'ici à peu de jours il faudra me décorner d'un de mes dominos. Je \ieiilis, voilà les dents qui s'en vont, et les cheveux qui bientôt seront en allés. Enfin! pourvu que la cer- velle reste, c'est le principal. Comme le néant nous envahit! à peine nés, la pourriture commence sur vous. de sorte que toute la vie n'est qu'un long combat qu'elle nous Uvre et toujours de plus en plus triom- I ,,.■■ ,,Goo<^lc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 19t phaut de sa part j'usqpi'à la conclusion, la mort. Là, elle règne exclusive. Je n'ai eu que deux ou trois années où j'ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans environ). J'étais splendide, je peux le dire mainte- nant, et assez pour attirer les yeux d'une salle de spec- tacle entière, comme cela m'est arrivé à Rouen à la première représentation do Ruy Bios. Mais depuis, je me suis furieusement détérioré, il y a des matins où je me fais peur à moi-même, tant j'ai de rides et l'air usé. Ahl c'est dans ce temps-là, pauvre Muse, qu'il fallait venir, mais un tel amourm'eût rendu fou, plus même, imbécile d'orgueil. Si môme je garde en moi un foyer chaud, c'est que j'ai tenu longtemps mes bouches de chaleur fermées. Tout ce que je n'ai pas employé peut servir. 11 me reste assez de cœur pour alimenter toutes mes œuvres. Non, .je ne regrette rien de ma jeunesse. Je m'ennuyais atrocement! Je rêvais le suicide! je me dévorais de toutes espèces de mèlancoUes possibles ; ma maladie de nerfs m'a bien fait, elle a reporté tout cela sur l'élément physique et m'a laissé la tête plus froide, et pms, elle m'a fait connaître de curieux phénomènes psychologiques, dont personne n'a l'idée, ou plutôt que personne n'a sentis. Je m'en vengerai à quelque jour, -en l'utili- sant dans un livre {ce roman métaphysique et à apparitions, dont je t'ai parlé); mais comme c'est un sujet qui me fait ptur, sanitairement parlant, il faut attendre, et que je sois loin de ces impressions-là pour pouvoir me les donner facticement, idéalement et dès lors sans danger pour moi ni pour l'œuvrel ^ Voici mon opinion sur ton idée de Revue : Toutes les Revues du monde ont eu l'intentioû d'être ver- tueuses, aucune ne l'a été; la Revue de Paris elle- même (en projet) avait les idées que tu émets et l,<,n.-<- ,, Google 19Î COHRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT, était trèa déddée à les suivre. On se jure d'Être chaste, on l'est un jour, deux jours, et puis... et puis... la nature! les considérations secondaires! les amis! les ennemis l ne faut-il pas faire mousser les uns, échiner les autres, j'admets même que pendant quelque temps Ton reste dans le programme, alors le piiblic s'embête, l'abonnement n'arrive pas. Puis on vous donne des conseils en dehors de votre voie ; on les suit par essai «t l'on continue par habitude. Enfin, il n'y a rien de pernicieux comme de pouvoir tout dire et d'avoir un déversoir coDimode : on devient fort indulgent pour soi-même, et les amis, afin que vous le soyez pour eux, le sont pour vous, et voilà comme on ^'enfonce dans le trou, avec la plus grande naïveté du monde. Une Revue modèle serait une belle œuvre et qui ne deman- ■derait pas moins que tout le temps d'un homme de génie; directeur d'une revue devrait être la place d'un patriarche; il faudrait qu'il y fût dictateur avec une grande autorité morale, acquise par des œuvres. Mais -la communauté n'est' pas possible, parce qu'on tombe bref ce malheureux Louis a ou croit avoir le ver sohtaire, il on parle comme d'une per- sonne animée qui lui communique et lui imprime sa volonté, et dans sa bouche il désigne toujours cet être intérieur. Quelquefois des lubies le prennent tout à. coup et il les attribue au ver solitaire : « il veut cela » et de suite Louis obéit. Dernièrement il a voulu man- ger pour trente sols de brioche; une^utre fois il lui faut du vin blanc, et le lendemain il se révolterait si on lui donnait du vin rouge (textuel). Ce pauvre homme a fini par s'abaisser dans sa propre opinion au rang même du ver solitaire, ils sont égaux et se livrent un combat acharné. « Madame (disait-il à ma belle- sœur dernièrement), ce gredin-là m'en veut, c'est un duel, voyez-vous, il méfait marcher, mais je me ven- gerai. Il faudra qu'un de nous deux reste sur la place. « Eh bien c'est lui, l'homme qui restera sur la place ou plutôt qui la cédera au ver, car pour le tue>- et en finir avec lui, il a dernièrement avalé une bouteille de vitriol, et en ce moment se crève par conséquent. Je ne sais pas si tu sens tout ce qu'il y a de profond dans cette histoire : vois-tu cet homme fmissant par croire à l'existence presque humaine, consciencieuse, de ce qui n'est chez lui peut-être qu'une idée, et devenu l'esclave de son ver solitaire 7 Moi je trouve cela vertigineux. Quelle drôle de chose que les cervelles humaines ! J'en reviens à la Revue. Si j'avais beaucoup de temps et d'argent à perdre, je ne demanderais pas mieux que de me mêler dune revue pendant quelque i96 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. temps, mais voici comme je comprendrais la chose : ce serait d'Étro surtout hardi et d'une indépendance outrée; je voudrais n'avoir pas un ami ni un service à rendre. Je répondrais par l'épée à toutes les atta- ques de ma plume, mon journal serait une guillotine. Je voudrais épouvanter tous les gens de lettres par la vérité môme. Mais à quoi bon? il vaut mieux reporter tout cela dans une oeuvre longue, et puis s'établir ar- bitre du beau et du laid me semble un rôle odieux. A quoi ça mène-t-il, si ce u'est à poser? Je hs en ce moment pour ma Bovary un livre (qui a eu au commencement de ce siècle assez de répu- tation) par Salgues, ancien rédacteur du Mercure. Ce Salgues avait été à Sens le proviseur du collège de mon père; celui-ci l'aimait beaucoup et fréquentait à Paris son salon où ou recevait les grands hommes et les grandes garces d'alors. Je lui avais toujours entendu vanter ce bouquin ; ayant besoin de quelques préjugés pour le quart d'heure, je me suis mis à le feuilleter. Mon Dieu, que c'est faible et léger 1 léger sui^ tout! Nous sommes devenus très graves nous autres, et comme ça nous semble bête, l'esprit de ce livre, qui en est plein (d'esprit)! mais en des sujets sem- blables nous avons maintenant des instincts histori- ques qui ne s'accommodent pas des plaisanteries, et un fait curieux nous intéresse plus qu'un raisonnement ou une jovialité. Gela nous semble fort enfantin que de déclamer contre les sorcières ou la baguette divi- natoire. L'absurde ne nous choque pas du tout, nous voulons seulement qu'on (expose, et quant à le com- battre, pourquoi ne pas combattre son contraire, qui est aussi héte que lui ou tout autant ? Il y a ainsi une foule de sujets qui m'embêtent également par n'im- porte quel bout on les prend. Ainsi Voltaire, le ma- CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. )9T gnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme, etc., qu'on en dise du bien ou du mal, j'en suismëme- ment irrité. La conclusion la plupart du temps me- semble acte de bêtise. C'est là ce qu'ont de beau les^ sciences naturelles : elles ne veulent rien prouver. Aussi quelle largeur de faits et quelle immensité pour la pensée ! 11 faut traiter les hommes comme des mas- \ todontes et des crocodiles ; est-ce qu'on s'emporte à propos de la corne des uns et de la mâchoire des autres ?" Montrez-les, empaillez-les, bocalisez-les, voilà tout^ mais les apprécier, non ; et qui étes-vous donc voua- mêmes, petits crapauds? II me semble que je t'ai donné mes notes d'Italie. Je- ne tenais pas de journal, j'ai seulement pris des notes sur les musées et quelques monuments ; tu dois avoir tout. Tu dis que Du Camp me croyait mort; d'autres l'auraient pu croire ; j'ai des recoquillements si pro- fonds que j'y disparais ; et tout ce qui essaie de m'en faire sortir me fait souffrir; cela me prend surtout de- vant la nature, et alors je ne pense à rien. En allant à la Roche-Guyon j'étais ainsi, et ta voix qui m'inter- pellait à chaque minute et surtout tes attouchements sur l'épaule pour solliciter mon attention me cau- saient une douleur réelle. Comme je me suis retenu pour ne pas t'envoyer promener de la façon la plus brutale ! J'ai souvent été dans cet état en voyage. Adieu, bonne et chère amie ; je ne voulais t'écrire qu'un mot et je me suis laissé aller à une longue let- tre. Dans la prochaine je te parlerai du logement, etc- Encore adieu; mille baisers et tendresses. i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc COnRESPOMDANCE DE G. FLAUBERT. Croiaset, mercredi eoir, minuit Voilà trois jours que je suis h, me vautrer sur tous mes meubles et dans toutes les positions possibles pour trouver quoi dire/ il y a de cruels moments où le fil casse, où la bobine semble dévidée. Ce soir pour- tant, je commence à y voir clair, mais que de temps perdu! comme je vais lentement! et qui est-ce qui s'apercevra jamais des profondes combinaisons que m'aura demandées un livre si simple ? Quelle mécaniq ne que le naturel, et comme il faut de ruses pour être vrm! sais-tu, chère Muse, depuis le jour de l'an com- bien j"ai fait de pages? trente-neuf; et depuis que je t'ai quittée?vingt-deux. Je voudrais bienavoirenfln terminé ce satané mouvement auquel je suisdepuis le mois de septembre avant de me déranger (ce sera la iîn de la première partie de ma seconde); il me reste pour cela une quinzaine de pages environ, U me tarde d'être à la conclusion de ce livre qui pourrait bien à la longue amener la mienne. J'ai envie de te voir souvent, d'être avec toi; je perds souvent du temps à rêver mon loge- ment de Paris, et la lecture que j'y ferai de la Bovary, et les soirées que nous passerons; mais c'est une raison pour continuer comme je fais à ne perdre pas une minute et à me hâter avec une ardeur patiente. Ce qui fait que je vais si lentement, c'est que rien dans ce livre n'est tiré de moi, jamais ma personnalité ne m'aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l'espère bien),' mais il me paraît difficile que j'en compose de plus habiles : tout est de lête; si c'est raté, ça m'aura tou- jours été un bon exercice ; ce qui m'est naturel à moi, i:,<,n--er 1,, GcjOgIc correspondance: de g. flaubert. 199 c'est le non naturel pour les autres, l'extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mytholo- gique. Saint Antoine ne m'a pas demandé le quart de la tension d'esprit que la Bovary me cause; c'était un déversoir, je n'ai en que plaisir à écrire et les dix- huit Dloîs que j'ai passés à en écrire les 500 pages ont été les plus profondément voluptueux de ma vie. Juge donc, il faut que j'entre à toute minute dans des peaux qui me sont antipathiques, voilà six mois que je fais de l'amour platonique et en ce moment je m'exalte calholiquement, au son des cloches et j'ai envie d'aller à confesse 1 Tu me demandes où je logerai; je n'en sais rien, je suis là-dessus fort difficile, cela dépendra tout à fait de l'occasion, de l'appartement, mais je ne logerai pas plus bas que la rue de Rivoli, ni plus haut que le houlevard, je tiens à du soleil, à une belle vue et à un escalier large ; je tâcherai de n'être pas loin de toi ni de Bouilhet, qui part définitivement au mois de sep- tembre. 11 fera son drame à Paris, je ne peux donc à ce sujet te donner aucune réponse nette. Je sais très bien les rues et quartiers dont je ne veux pas, voilà tout. J'ai lu Leconte; eh bien. J'aime beaucoup ce gars-là, il a un grand souffle, c'est un pur. Sa préface aurait demandé cent pages de développement, et je la crois fausse d'intention; il ne faut pas revenir à l'antiquité, mais prendre ses procédés. Que nous soyons tous des sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut; mais il y a autre chose dans l'art que la rectitude des lignes et le poli des surfaces. La plastique du style n'est pas ai large que l'idée entière, je le sais bien; mais à qui la faute? à la langue ; nous avons trop de choses et pas assez de formes. De là vient la torture des coqs- I . . .,Goo>^lc 200 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, ciencieui. Il faut pourtant tout accepter et tout im- primer, et prendre surtout son point d'appui dans le présent. C'est pour cela que je crois les Fossiles de Bouilhet une chose très forte, il marche dans les voies de la poésie de l'avenir, La littérature prendra de plus en plus les allures de la science, elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique; il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu'elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus. n y a une belle engueulade aux artistes modernes dans cette préface, et dans le volume, deux magni- fiques pièces (à part des taches) : Dies irse et Midi. H sait ce que c'est qu'un bon vers, mais le bon vers est dissfîminé, le tissu lâche, la composition des pièces peu serrée ; il a plus d'élévation dans l'esprit que de suite et de profondeur. Il est plus idéaliste que philo- sophe, plus poète qu'artiste. Mais c'est un vrai poète et de noble race; ce qui lui manque, c'est d'avoir bien étudié le français, j'entends le connaître à fond, les dimensions de son outil et toutes ses ressources ; il n'a pas assez lu de classiques en sa langue : pas de rapidité ni de netteté, et il lui manque la faculté de faire voir, le relief est absent, la couleur même a une sorte de teinte grise; mais de la grandeur 1 de la gran- deur! el ce qui vaut mieux que tout, de l'inspiration. Son hymne védique à Sûrya est bien belle. Quel âge a-t-Uf Lamartine se crève, dit-on; je ne le pleure pas (je ne connais rien chez lui qui vaille le Midi de Leconte). Non, je n'ai aucune sympathie pour cet'écrivain sans rythme, pour cet h^mme d'État sans initiative. C'est Mui que nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire, et lui que nous devons re- l,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDAISCE DE G. FLAUBERT. âOt mercier de l'empire : homme qui va aux médîocres- et qui les aime. Bouilhet lui avait envoyé Mêlœnia en mâme temps qu'un deses élèves, àlui Bouilhet, lui avait adressé une pièce de vers détestables, stupide, pleine de fautes de prosodie), mais à la louange du susdit grand homme, lequel a répondu au moutard une lettre splendide, tandis qu'à Bouilhet pas un mot : tu vois^ pour ton numéro ce qu'il a fait! efpuis, un homme qui compare Fénelon à Homère, qui n'aime pas les vers de Lafontaine est jugé comme littérateur; il ne- restera pas de Lamartine de quoi faire un demi- volume de pièces détachées : c'est un esprit eunuque. Dans mon contentement du volume de Leconte, j'ai hésité à lui écrire; cela fait tant dehien de trouver im homme qui aime l'art, et pour l'art, mais je me suisdlt: Aquoi bon? on est toujours dupe de ces bons ■ mouvements-là, et puis je ne partage pas entièrement . ses idées théoriques, bien que ce soient leg miennes, mais exagérées. C'est comme pour le père Hugo, j'ai hésité k M écrire, & propos de rien, par besoin; il ma semble très beau là-bas, U m'avait mis son adresse au bout de son petit mot, était-ce une manière de' dire: écrivez-moiî Tu me feras seulement le plaisir dans la lettre de lui dire que je suis tout & son ser- vice, etc.; qu'il envoie ses lettres à Londres. Adieu, . bonne, chère et bien-aimée Muse, A la même. Ooisset, mercredi, minuit et demi. Comme je suis content que ta Patjsanne paraisse enOnI Tu verras, ce sera un succès; je l'ai toujours dit, elle en a tous les éléments : c'est une œuvre. Marche donc et lève haut la tète, ô Muse! Vois comme tu a» I ,<,n--er 1,, GcjOgIc 202 COHRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. bienfait d'en retrancher tout le lyrisme inutile. Ainsi la tartine déclamatoire contre la guerre : « Pour le soldat vous êtes l'air vital » aurait empêché Perrotin d'être émn, elle eût contrarié sa fibre troupiêre, et il ne faut contrarier aucune fibre humaine, mais en faire naître s'il se peut. Ne bl&mons rien, chantons tout, soyons exposants et non discutants. Quant au plom- bait que Villemain trouve original, moi je le trouve trop original, et si original que ce n'est pas français quoi qu'il en dise ; a'il eût été un bonhomme de couleur, au lieu d'être un critique, il n'aurait pas d'ailleurs trouvé que du soleil frappant sur du blanc faisait une couleur de plomb, c'est-à-dire quelque chose de plus terne que n'est le blanc lui-môme sous le soleil. Cette couleur plombée peut s'appliquer, je suppose, à l'eau du Nil, à de l'eau d'un bleu épais, sombre, et dont une excessive lumière clarifie la teinte ; alors il peut y avoir en dessus comme un glacis de plomb, c'est vrai. Enfin plombait là est mauvais, je l'ai dit et je le maintiens jusqu'à la guillotine. Laisse donc ton vers comme il est I « Tout cotil- lon, etc. >> Qu'est-ce que cela fait que ça ressemble à du Déranger, il est dans ta couleur du morceau où il se trouve, et tout est là : faire rentrer le détail dans l'ensemble. Ta correction « avait la télé en feu » est mauvaise, ce n'était pas la tête qu'il avait en feu, et d'ailleurs comme : Tout cotillon mettait GroB-Pierre en fea est bien mieux rythmé! garde-le; c'est drôle ton discernement a des berlues quelquefois: même que : iiiPrt h; Google COBBESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 203 est très plat, quoique tu prétendes que ça fasse une image. Gommeiit ne t'aperçois-tu pas que c'est une phrase banale, toute faite : « la soif qu'on puise dans l'ivresse I » la soif qu'on pi»'se, métaphore usée et qui n'en est pas une 7 on va puisant la soif dans l'ivresse ! non non, mille fois non I Sacrée Muse, va, que tu es drôle! garde donc ton vers tout simple, sans préten- tion et d'une grande âpreté lubrique cachée : « il souhaitait d'y ïevenir sans cesse », je crois seulement que a il souhaitait y revenir sans cesse a serait plus élégant? Au reste, c'est bien peu important. Non, tu ne me dois pas tous les remerciements que tu me fais ; si tu savais user de tes moyens, tu pour- rais faire des choses merveilleuses, tu es une nature viei^e, et tes arbres de haute futaie sont encombrés de broussailles. Dans cette Paysanne par exemple, il n'y a pas une intention qui soit de moi; mais comment se fait-il que j'y aie développé beaucoup d'effets nou- veaux ? C'est en enlevant tout ce qui empêchait qu'on ne les vit. Moi je les y voyais, ils y étaient. Ce qui fait la force d'une œuvie, c'est la visée comme on dit vulgairement, c'est-à-dire «ne longue énergie qui court d'un bout à l'autre et ne faiblit pas. C'est là ce qu'a voulu dire Villemain en trouvant que ce n'étaient pas des vers de femme. Ah ! fie-toi à moi, va, et je te jure bien qu'il n'y aura pas un hé- mistiche faible dans tout ton drame, et que nous pou- vons pour le style les ébahir, tous ces mâles-là dont la culotte est si légère. Comment, en supposant seulement que l'on soit né avec une vocation médiocre (et si l'on admet avec ix\a. Aa jugement), ne pas penser que l'on doit arriver enfin à force d'éludé, de temps, de rage, de sacrifices de toute espèce, à faire bon? Allons donc! ce serait l.,<,n--er 1,, GcjOgIc Î04 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. trop bétel La littérature (comme nous rentendons) serait alors une occupation d'idiot; autant caresser une bûche et couver des cailloux. Car lorscfu'on tra- vaille dans nos idées, dans les miennes du moine, on A pour se soutenir rien, oui, rien, c'est-à-dire aucun «spoir d'argent, aucun espoir de célébrité, ni même d'immortalité ((juoiçu'il faille y croire pour y atteindre, je le sais); mais ces lueurs-là vous rendent trop sombre ensuite, et je m'en abstiens. Non, ce qui me soutient, c'csi la conviclion gue je suis dans le vrai, et aije suis dans le vrai, je suis dans le bien, j'accom- plis un devoir, j'exécute la justice. Est-ce que j'ai ■choisiî est-ce que c'est ma faute? qui me pousseî est-ce que je n'ai pas été puni cruellement d'avoir lutté contre cet entraînement? Il faut donc écrire comme ou sent, être sûr qu'on sentbien. et sef.....de tout le reste sur la terre. Va, Muse, espère, espère; tu n'as pas fait ton œuvre; et sais-tu que je t'aime bien de ce nom de Muse où je confonds deux idées? C'est .comme dans, la phrase d'Huy:o (dans sa lettre) : « le solellme sourit ■et je souris au soleil ». La poésie me fait songer à toi, toi à la poésie. J'ai passé une bonne partie de la jour- née à rêver de loi et de ta Paysanne, la certitude ■d'avoir contribué à rendre très bon ce qui l'était à peu près m'a donné de la joie ; j'ai pensé beaucoup à ce que tu ferais. Écoute bien ceci et médite-le : tu as en toi deux cordes, un sentiment dramatique, non de coups de théâtre, mais d'eifets, ce qui est supérieur, et une entente instinctive de la couleur, du relief (c'est ce qui ne se donne pas, cela) ; ces deux qualités ont été entravées et le sont encore par deux défauts dont on t'a donné l'un et dont l'autre tient à ton sexe ; le pre- mier c'est le philosophisme, la maxime, la boutade po- CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 205 litique„sociale, démocratique, etc., toute cette bavure qui vient de Voltaire et dont le père Hugo lui-même n'est pas exempt; la seconde faiblesse, c'est le vague, la tendro-manie féminine. Il ne faut pas, quand on est arrïTé à ton degré,''que le linge sente le lait. Coupe- 1 moi 'donc -cette venue montagnarde et rentre, res- serre, comprime les seins de ton cœur, qu'on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes oeuvres jusqu'à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut et serpent par en bas), n'étaient belles que jusqu'à certaine place, et tout le reste traînât en replis mous. <^omme c'est bon, heio, pauvre Huse, de se dire ainsi tout ce qu'on pense! oui, comme c'est bon! car tues la seuJe femme à qui un homme puisse écrire de telles choses. Enfin je commence à y voir un peu clair dans mon sacré dialogue de curé ; mais franchement, il y a des moments oii j'en ai presque envie de vomir physique- ment, tant le fond est bas. Je veux exprimer la situa- tioii suivante : ma petite femme, dans un accès de reli- gion, va à l'égbse, elle trouve à la porte le curé qui, iasa un dialogue (sans sujet déterminé), se montre tellement bête, plat, inepte, crasseux, qu'elle s'en retoonte dégoûtée et indévote, et mon curé est très brave homme, excellent même, mais il ne songe qu'au physique (aux souffrances des pauvres,. manque de pain ou de bois), et ne devine pas les défaillances morales, les vagues aspirations mystiques; il est très chaste et pratique touB ses devoirs. Cela doit avoir six ou sept pages au plus et sans une réflexion ni une analyse (tout en dialogue direct); de plus, comme je trouve très canaille de faire du dialogue en remplaçant les « il dit, il répondit » par des barres, tu juges que les répétitions des mêmes tournures ne II. 18 20S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 6ont pas commodes à éviter. Te voilà initiée au supplice que je subis depuis quinze jours. A la Su de ia. semaine prochaine cependant, j'en serai complète- ment débarrassé, je l'espère; il me restera ensuite une dizaine de pages (deux grands mouvecaents), et j'aurai iini le premier ensemble de ma seconde piùHe. L'adultûre est mûr, on va s'y livrer. Comme je suis impatient de savoir le résultat du concours! J'imagine que les articles d'HippoIyte Cas- tille sont payés par les intéressés. Il doit y avoir là- dessous quelque petit commerce canaille. Quelle charmante littérature I Dans le dernier numéro de VAtketiievm, il y avait un article de Dufaï contre Émaux et Cornées; ces imbéciles-là finiraient presque par vous faire trouver bon ce qu'on trouve mauvais, tant ils blâment le mauvais sottement; mais cet article doit être une réponse indirecte à la note de notre ami. Ah! comme tout cela est intéressant, instructif et moral! Quelle bête d'invention que l'imprimerie au fond! Adieu, chère Muse bien-aimée, à toi. J'approuve l'idée de Pelletan de publier d'abord sans nom d'auteur. Mais ce titre de Poème de la femme est bien pri^tentieux pour «ne chose si franche du collier; ça sent l'école fouriériste, etc. Tâche donc de t'en priver si ça se peut. Croisaet, vendredi, 1 ïeora. Je t'écris à la hâte, ma lettre partira par une occa- sion que j'ai pour Rouen et tu la recevras demain à ton réveil. C'est étrange! mais hier au soir j'avais CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, bon espoir, j'étais dans un bon état; nos c cations d'effluves ont été en défaut, ou bien étais-tu peut-être très calme (car ta lettre de ce matin est stoïque, clière sauvage) et m'eiivoyais-tu ta sérénité? ou est-ce moi qui t'ai envoyé la mienne? Villemain a fait là-dedans une bonne ligure I Allons, en voilà encore nn que j'avais toujours bien jugé; quand il reviendra, c'est de le remercier avec effusion de ce qu'il a fait pour toi ; il n'y a pas de pire vengeance que ces poli- tesses-là, elles sont hautes comme orgueil et fortes comme esprit; s'il veut faire des excuses, donner des explications, c'est de l'arrêter court, du premier mot avant de l'entendre et de lui dire : « Causons d'autre chose », voilà tout. Et ce Musset aussi, qui ne dit rien! Tous! tous! Enfin mes vieilles haines sont donc justes; mais j'aurais voulu que le ciel cette fois ne me don- nât pas si bien raison. Tu vois que je n'avais pas mal deviné quand je te disais qu'on ne te tiendrait pas compte de tant de détails archéologiques et qu'il y en avait trop (à leur goût). Pas un des académiciens (si ce n'est peut-être Mérimée) n'en savait autant que ton Acropole en dit, et on garde toujours une petite rancune à qui nous instruit, rappelle-toi cela, surtout quand on a la prétention d'instruire les autres. Moi, à ta place, je lèverais le manque (le jour de la distri- bution des prix) et je pubherais mon Acropole }-etou- ckée puisqu'on n'en a lu que des fragments, ce serait une bonne farce. Mais par exemple je ne laisserais pas un vers qui ne fût bon, et l'année prochaine au mois de janvier je renverrais une autre Acropole (il y a ma- nière de refaire le sujet tout i l'inverse et sans que rien y ressemble); cette fois-ci je m'arrangerais pour avoir le prix en m'y prenant (pohtiquement) mieux, et qui est-ce qui aurait un pied de nez? Ce serait assez I ,<,n--er 1,, GcjOgIc 208 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. coquet de souffleter deux fois ces messieurs avec la même idée, une fois devant le public et par le public, et la seconde par eux-mêmes. Tu verrais quelle poli- tesse on aurait pour toi après, et les amabilités, lea traits d'esprit de M. le rapporteurl Si tu t'en rappor- tes à moi complètement, je crois que nousypouvons arriver. Qu'est-ce que ça f... tout cela, il n'y a de défaites que celles que l'on a tout seul devant sa glace, dans sa conscience. J'aurais eu mardi et mercredi cent mille sifflets aux oreilles que je n'aurais pas été plus abattu. Il ne faut penser qu'aux triomphes. que l'on se décerne, être soi-même son public, son critique. Le seul inoyen de vivre en paix, c'est de se placer tout d'un bond au-dessus de l'humanité en- tière et de n'avoir avec elle rien de commun, qu'un rapport d'œil; cela scandaliserait les PeUetan, les La- martine et toute la race stérile et sèche (inactive dans le bien comme dans le mal) des humanitaires, répu- blicains, etc. Tant pis ! qu'ils commencent par payer leurs dettes avant de prêcher la charité, par être seule- ment honnêtes avant de vouloir être vertueux! La fraternité est une des plus belles inventions de l'hypocrisie sociale. On crie contre les jésuites. candeuri nous en sommes tous. Il a donc fallu en passer par la correction de l'en- fant. Certainement ton vers nouveau n'est pas mau- vais, mais l'autre était bon ! Que penses-tu si au lieu de Et chaque annëe il avait un enfaiit tu mettais Et chaque année lui donnait un entant. Ça me semble moins plat? et ça relève mieux «il en fit tant «qui suit; mais de quelque façon qu'on s'arrange, i:,<,n--erl,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. SOS OD ne remplacera pas la première version. Ils étaient si carrés ces deux vers! A ta place je les laisserais en blanc, je mettrais des points seulement. Supprimez le bon, d'accord, mais ne le corrigez pas; dans la sup- pression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice; les icono- clastes sont pires que les barbares. « Sous son petit jupon » peut aller à cause des ievixainsi; non! il avait vaut mieux. Ahl mon Dieu, tu ne t'imagines pas la haine, le mal aux nerfs que ça me fait de voir des bêtises semblables! Puisqu'ils avaient trouvé bon tout d'abord le poème, qu'est-ce que ça signifie ces revirements-là? Eh bien, qulls en fassent, eux, de la poésie! Encore une fois, s'il faut leur obéir, je laisserais deux vers en blanc; en tout cas à un« deuxième édition refourre-moi-les. Le commencement de la semaine a été mauva^ mais maintenant ça rêva, pour retomber bientôt sans doute; j'ai toujours ainsi des hauts et des bas, la féti- dité du fond jointe aux difficultés de' la forme m'acca- ble quelquefois; mais ce livre, quelque mauvais qu'il puisse être, sera toujours une œuvre d'une rude vo- lonté, et une fois flni, corrigé, achevé d'un bout à l'autre, je crois qu'il aura une mine hautaine et clas- sique. Ce sont de ces œuvres dont parle Perse, qui veulent que l'on se morde les ongles jusqu'au sang; à défaut d'autre mérite c'en est un que la patience; le mot de Buffon est impie, mais quand lé génie man- que, la volonté dans une certaine limite le remplace. Napoléon 111 n'en est pas moins empereur tout comme son oncle. Après ce trait de modestie (de ma part) je te dis adieu, bon courage, !\bientôt;lesole0ne meurt jamais! l'art est immortel comme lui! et il y a des mondes lumineux où les ùmes des poètes vont habiter 18. 210 CORRESPONDANCE DB G. FLAUBERT. après la mort; elles roulent avec les astres dans l'in- fini sans mesure. Croleeet, mardi eoir, I heure apris minuit. Il est bien tard, je suis très las. J'ai la gorge éraillée d'avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma cou- tume exagérée. Qu'on ne dise pas que je ne fais point d'exercice, je me démène tellement dans certains mo- ments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites & pied. Quelle singulière méca- nique que l'hommel Quoique je n'aie rien à te dire, je voudrais bien pourtant t'employer ces quatre pa- ges, pauvre Muse, bonne et belle amie. Ahl si! j'ai quelque chose à te dire, c'est que ma Bocary n'avan- çant qu'à pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m'occupe notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore trois pages au plus, en finir cinq que j'écris depuis l'autre semaine et trouver quatre ou ciaq phrases que je cherche depuis bientAt un mois; mais quant à attendre que j'en sois à la fin de cette première partie de la deuxième, j'en aurais en travaillant bien pour jusqu'à la fin du mois de mai. C'est trop long! ainsi la lettre que je t'écrirai à la fia de la semaine prochaine te dira positivement le jour de notre rendez-vous. Tâche de te bien porter et de m'apporter ce que tu as fmt du plan de ton drame ainsi que le poème de l'Acropole tel qu'il a été envoyé & l'Académie. J'ai passé tantôt presque une heure à fouiller partout pour retrouver la lettre de Gagne : peine perdue; mais j'ai retrouvé les « fantâmes »; je iiiPrt b, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 211 suis sûr de l'avoir (la lettre de Gagne), mais j'ai un tel encombrement de lettres dans mes tiroirs et de pa- perasses dans mes cartons, que c'est le diable quand il faut chercher quelque chose queje n'ai point classé- Si tu veux je recommencerai et je suis sûr que je la trouverai. Jamais je ne jette aucun papier, c'est de ma part une manie. L'année prochaîne quand Bouilhet ne sera pas là, je consacrerai un dimanche à ce grand rangement qui sera à la fois très triste et très amusant, très pénible et assez sot. A. propos des lettres j'en ai reçu uoâ de Du Camp (à l'occasion d'une chose égarée de voyage, queje lui demandais] des plus aimables, cordiale, dans le ton de l'amitié, ilm'annoncd que les vers de Bouilhet doivent paraître dans le pro- chain numéro, seuls pour les mieuxfaire valoir, etc. (î) Gomme je ne tiens aucun compte de ses sentiments favorables ou malveillants, je ne me creuserai pas la tête à chercher d'où vient ce revirement momentané. Ce bon père Bérangerl je crois que la Paysanne le syncopera un peu; voilà de la poésie peuple comme ce bourgeois n'en a guère fait. Il a les pattes sales, Bérangerl et c'est un grand mérite en littérature que d'avoir les mains propres; il y a des gens (comme Musset par exemple] dont c'a été presque le seul mé- rite ou la moitié de ce mérite pour le moins; les poètes sont d'ailleurs jugés par leurs admirateurs, et tout ce qu'il y a de plus bas en Francs comme instinct poétique depuis trente ans s'est pâmé à Béranger. Lui et Lamartine m'ont causé bien des colères par tous leurs admirateurs. Je me souviens qu'il y a longtemps, en i840, à Ajaccio, j'osai soutenir seul devant une quinzaine de personnes que Béranger était un poète commun et de troisième ordre. J'ai paru h toute la société, j'en suis sûr, un petit col- i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc S12 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, liîgien fort mal élevé. Ahl Zes gueux! les gueux f quel_ horizon 1... Cela donnait le cauchemar k mon pauvre Alfred; la postérité du reste ne tarda pas à craelle-^ ment délaisser ces gens-lit qui ont vonlu être utiles ' et qui ont chanté pour une cause. Elle n'a souci déjà, ni de Ch&teaubriand avec son Christianisme > renouvelé, ni de Béranger avec son philosophisme libertin, ni même bientôt de I^amartine avec son humanitarisme reUgieux. Le vrai n'est jamais dans le présent; si l'on s'y attache, on y périt. A l'heure qu'il est je crois même qu'un penseur (et qu'est-ce que l'artiste si ce n'est un triple penseur?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune convic- tion sociale. Le doute absolu maintenant me parait être si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie, Bouilhet me disEÙt, l'autre jour, qu'il éprouvait le besoin de faire l'apostasie pu- blique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chré- tien et de Français, et après de f....". son camp de l'Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c'était possible. Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l'immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu'à la gorge. Quelle est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer, mais même k vous intéresser par le temps qui court? Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l'énergie dans toutes ces lectures-là! que d'amour inutile ! Je t'ai connue démocrate pure, admi- ratrice de G. Saud et Lamartine; tu ne faisais pas la Paysanne dans ce temps-là! Soyons nous, et rien que nous. « Qu'est-ce que ton devoir? — l'exigence de chaque jour » ; cette pensée est de Gkethe ; faisons notre devoir, qui est de tâcher d'écrire bien, et quelle société de saints serait celle où seulement diacun ferait son devoir? CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ' 813 . Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit; je ne connais pas de livre plus calme et qui noua dispose h. plus de sérénité. Comme cela est sain et piété! Si tu en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite et Hérachte et médite le dernier paragraphe, il faut devenir stolque quand on vit dans les tristes époques où nous sommes. Pourquoi, l'autre nuit, celle d'hier, ai-je rêvé que j'étais à Thêbes en JÉgypte avec Babinetî et que nous galopions tous les deus comme deux lapins pour fuir trois énormes lions que Babinet élevait par cu- riosité? Au moment 0(1 il me disait : « Il n'y a que moi à Paris pour avoir de ces idées-là », les trois grosses bétes se sont mises à nous poursuivre. Je vois encore les basques de l'habit du père Babinet volant au vent dans notre fuite, et la couleur du sable où nous filions comme sur des patins. J'ai une tirade de Homais sur l'éducation des enfants (que j'écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire rire; mais moi qui la trouve très grotesque, je serai -sans doute fort attrapé, car pour le bourgeois c'est profondémentraisonnable. Adieu, bonneMuse, àbien- tôt; nous aurons \k deux ou trois bons jours, j'en ai besoin; je ne sais combien de millions il faudrait me donner pour recommencer ce sacré roman ! C'est trop long pour un homme que cinq cents p^es à écrire comme ça; et quand on en est à la 240° et que l'action commence à peinel... A la mâme. Croieset, nuit de eamedi, I heure. Reçois mes compliments pour la manière dont tu as reçu le sieur Villemain ; tu t'es bien conduite, il 214 ' CORRGSPOMOANCE DE G. FLAUBERT, d'y avait que cela à dire ; sois sûre que tu l'as humilié de toutes façons; c'est ce qu'il fallait faire. Il y a une diose qui m'a semblé très farce dans tout ce qu'il t'a dit, à savoir, l'aveu qu'il travaillait poarlaposÛFité(il est temps qu'il s'y prenne). Ah 1 la postérité n'est pas faite pour ceux qui ont été ministres, grands maîtres de l'Université, pairs de France, députés, professeors, etc., etc., la postérité pour ce pauvre vieux lest-ce son cours de littérature, son Lascaris, ses portraits ? Mais Us-en donc du Villemaiu, ses plus belles pages (7) ne dé- passent pas la portée d'un article de journal, et & part une certaine correction grammaticale i,et qui n'a rien & démêler avec la vraie correction esthétique), laforme est complôtementnuUe; quantàdel'érudition, aucune ; mais d'ingénieux aperçus eu masses, comme ceox-ci à propos de l'accusation de fratricide portée contré M.J.Chénier: « Non, c'est une calomnie, j'en jure par le cœur de leur mère ; » ou bien en parUmt de la Pu- celle : « Le poème qu'il nef aut pas nommer a ;ou encore de Gibbon : « Et il resta muet et ministériel n. Toutes ces belles phrases sont accompagnées, dans les volu- mes où on les trouve, d'autres phrases imprimées en italiques et ainsi conçues : « longs applaudissements de l'auditoire, vive émotion, » etc. J'ai passé ma jeunesse àUretouB ces dr61es, je les connais, j'aifrappé depuis longtemps sur les poitrines en tijle de toutes ces brutes, et je sais h. la place du cœur le vide qull y a. Tout ce que j'apprends de lem'S actions me parait donc le corollaire de leurs œuvres. A la Sn de ma troisième, à quinze ans, j'ai lu son Cours de littérature du moyen âge. J'étais h, cet âge en état de l'écrire moi-même, ayant lu les ouvrages de Sismondi et de Fauriel sur les littératures du midi de l'Europe qui sont les deux sources uniques oii ce bon Villemain ait puisé; i:,<,n--er 1,, GcjOgIc CORRESPONDANCE OE G. FLAUBERT. 2iS les extraits cités dans ces lÎTres sont les mêmes extraits cités dans le sien, etc.! Et voilà les crétins qu'on nous pose toujours devant les yeux comme des gens forts! mais forts en ijuoi? II n'y a du reste que dans notre siècle où l'on soit arrivé ainsi à se faire ^ des réputations avec des œuvres nulles on absentes; le père de tous ces grands hommes était le père Royer-Collard qui n'avaitjamais écrit que quatre-vingts pages en toute savie.lapréface des œuvres de Reid. Je crois que Villemain sait bien le latin, si tant est qu'on puisse comprendre toute la portée d'un mot quand on n'a pas le sens poétique, et qu'il sait faire des vers latins, du grec médiocrement, un tout petit peu d'histoire, beaucoup d'anecdotes, avec cela de l'esprit de société et la réputation d'habile homme : voilà son bagage. Quant à être, je ne dis pas des écrivains, mais môme des littérateurs, non, non, 11 leur manque la première condition, le goût ou l'amour, ce qui est tout un. Tu me dis : « Nous finirons par valoir mieux qu'eux comme talent. » Ob ! ceci m'ébouriffe, car je crois que c'est déjà fait, et je pense que Villemain peut s'atteler pour le reste de ses jours avant d'écrirej une seule page de la Bovary, une seule strophe de Melœnis, un seul paragraphe de la Paysanne. « Que je ne sois jamais de l'Académie (comme dit Marcillac,' l'artiste romantique de Gerfault), si j'arrive au diapa-^ son de pareils ftnes ! G'estbien beau l'idée qui a frappé^ l'Académie dans le numéro 26: «le poète sur lesruines^ (TA chênes et évoquant le passé, le faisant revivre I « Est- ce Volney etrococo! Comment un homme peut-il, rapporter de semblables bêtises sans en rire le pre-^ mier? Comment ne pas sentir que c'était là la ma- nière la plus vulgaire, la plus usée (et la moins vraie) de prendre le sujet? Si mon pharmacien avait con- l,<,n.-<- ,, Google 2DANCE DE G. FLAUBERT. qui console. L'impossibilité où l'on est de goûter an nectar fait trouver bon le chambertin. Adieu! Quel dommage qu'il soit si tard! je n'ai guère envie de dormir, et j'avais encore bien des choses à te dire, à te parler de ton drame, etc. Mardi ne parle pas de Du Camp à Gautier; laisse-le venir, si tu veux t'en faire un ami. Je crois que le Bouilhet est an sujet, qui l'amuse peu. Est-ce se reconnaître médiocre que d'envier quelqu'un! Mille tendresses. ■ Sais-tu que le père Hugo se dessine comme un très bon homme; cette longue tendresse pour Juhette m'attendrit : j'aime les passions longues qui traver- sent patiemment et en droite Ugne tous les courants de la vie comme de bons nageurs, sans dévier! CroiBget, nuit dejendl, I heure. Je ferais mieux de continuer à travailler et de l'écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans un grand rut littéraire; mais comme demain il peut revenir cela me remettrait trop loin; au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois fort bien aimer les' miennes, et puis il faut se méfier de ces grands échauffements ; si l'on a alors la vue longue, on l'a souvent trouble; le bon de ces états-là, c'est qu'ils retrempent et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. On a dans la tète toutes sortes de florai- sons printaniëres qui ne durent pas plus que les lilas, qu'une nuit flétrit, mais qui sentent si bon! As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t'éblouissait? Oui. Cela a bien marché aujourd'hui, je me suis CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEST. 237 h peu près débarrassé d'un dialogue archicoupé, fort difficile, j'ai écrit aux deux tiers une phrase poétique et esquissé trois mouvements de mon pharmacien gui me faisaient à la fois beaucoup rire et grand dégoût, tant ce sera fétide d'idée et de tournure; j'en ai pour jusqu'&lafindumoisde juin, de cette première partie, j'ai relu presque tout; le commencement sera à récrire ou du moins à corriger fortement ; c'est lâche et plein ■ de répétitions, je cherchais la manière qui plus loin est trouTéa; cane m'a pas semblé long et il y a de bonnes choseB, mais par-ci par-là certains chics pittoresques inutiles, manie de peindre quand même qui coupe le mouvement et quelquefois la description elle-même et qui donne ainsi parfois un caractère étroit à la phrase; il ne fautpas être gentil; il me semble du reste que les parties les plus nouvellement faites sont les meilleures, c'est peut-être une Ulusion, mais ce n'en est peut-être pas une puisqu'à mesure que j'avance j'ai plus de mal. Si j'ai plus de mal c'est que j'y vois plus loin? On peut juger des poids d'un fardeau aux gouttes de sueur qu'U vous cause. Et ton drame? res- serre bien ton plan, que chaque scène avance, pas de traits inutiles, mets de la poésie dans l'action, motifie bien chaque entrée et chaque sortie et que les vers soient roides; pourquoiai-je bonne opinion de ce drame? pourquoi ai-je le pressentiment qu'il sera reçu, ap- plaudi; que ce sera un succès? Envoie-moi un plan bien détaillé, je suis curieux de le voir, mais comme nous nous disputerons probablement! Quelles charmantes manières que celles de l'ami Gautierl quel savoir-vivrel je doute fort que les deux premières représentations de mardi fussent vraies; n'y a-t-il pas là-dessous quelque blague? On ne se soucie peut-être pas beaucoup du rapprochement; j'ai reçu i,<„,,,." ,,Goo<^lc 238 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. aujourd'hui de Du Camp une plaisanterie (l'annonce dans le journal de la mort d'un brave homme in- connu snr lequel nous avons fait des charges, en voyage, un entrefilet qu'il m'envoie dans une enve- ■ loppe de deuU et avec cachet noir) ; voilà déjà deux ou trois amabihtés en peu de temps ; qu'est-ce que tout cela veut dire? rien du tout, légèreté, vanité, inconsis- tance d'idées, d'amour ou de haine, et en quoi que ce soit impuissance à suivre la hgne droite. A propos de l'ami Théo il me re\ient en tête cette phrase de Can- dide (c'est Martin qui parle de Paria) : « Je connus la canaille écrivante, la canaUle cabalante et la ca- naille convulsionnaire, on dit qu'il y a des gens fort polis dans cette ville-là. Je le veux croire. » Cela me fait songer aux tables tournantes (les convulsion- naires). Avoue que c'est fort, les tables tournantes. lumièrel progrèsl humanité! et on se moque du moyen âge, de l'antiquité, de Marie Alacoque et de la Pythouisse! Quelle éternelle horloge de bêtises que le cours des âges ! les sauvages qui croient dis- - siper les éclipses de soleil en tapant sur des chau- drons valent bien les Parisiens qui pensent faire tourner des tables en appuyant leur petit doigt sur le petit doigt de leur voisin. C'est une chose curieuse comme l'huoianité, à mesure qu'elle se fait autolâtre, devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant son enthousiasme compensent par leur quantité le peu d'inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se prosternait jadis, socialistes! c'est là votre ulcère, l'idéal vous manque et cette matière même que vous poursuivez vous échappe des mains comme une onde; l'adoration de l'humanité pour elle-même et par elle- ■méme (ce qui conduit à la doctrine de l'utile dans l'art, aux théories de salut public et de raison d'État, CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 389 à toutes les injustices et h tous les rétréâssements, k l'immolation du droit, au oivelleuieut du beau), ce culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le calembour], et il n'y a sorte de sottises que ne fasse et (jue ne charme cette époque si sage; « ah! moi, je ne donne pas dans le creux, dit-elle, pauvres gens que ceux qui ont cru h l'apothéose ou au paradis, on est plus joosifi/" maintenant, on, etc...,» et quelle longueur de carotte pourtant avale ce bon bourgeois de siècle I quel nigaud ! quel jobard 1 car la canaillerie n'empécbe pas le crétinisme; j'ai déjà assisté pour ma part au choléra qui dévorait les gigols que l'on envoyait dans les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer, à Gaspard Hauser, au Chou colossal, orgueil de la Chine, aux escargots sympathiques, h la sublime devise « liberté, égalité, fraternité o, inscrite aufronton des hôpitaux, des prisons et des mairies, ît la peur des Rouges, au grand parti de l'ordre. Maintenant nous avons " le principe d'autorité qu'il faut rétablir » ; j'oubliais « les travailleurs », le savon Ponce, les ra- soirs Foubert, etc., etc. Mettons dans le même sac tous les littérateurs qui n'ont rien écrit (qui ont des réputations solides, sérieuses) et que le public admire d'autant plus, c'est-à-dire la moitié au moins de l'école doctrinaire, à savoir ces hommes qui ont réellement gouverné la France pendant vingt ans. Si l'on veut prendre la mesure de ce que vaut l'estime publique et quelle belle cbose c'est que d'mme un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes. 33. 270 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Personne n'a étudié tout cela et les meUleurs sont des imbéciles d'une espèce, comme les philosophes le sont d'une autre. Les matédalistes et les spiritua- Ustes empêchent également de connaître la matière et l'esprit parce qu'ils scindent l'un de l'autre. Les ans font de l'homme un ange et les autres un porc. Hais avant d'étudier bien l'homme, n'y a-fr-it pas à étudier ses produits ? it connaître les effets pour remonter à la cause ? Qui est-ce qui a jusqu'à présent fait l'histoire du naturalisme ? A-t-on classé les instincts de l'huma- mté et su comment sous telle latitude ils se sont développés et doivent se développer? Qui est-ce qui a établi scientifiquement comment pour tel besoin de l'esprit telle forme doit apparaître? et suivi cette formepartout dans les divers règnes humains. Qui est- ce qui a généralisé les religions ? Geoffroy Saint-Hi- laire a dit : le crâne est une vertèbre aplatie. Qui est- ce qui a prouvé par exemple que la religion est une philosophie devenue art et que la cervelle qui bat dedans, à savoir la superstition, le sentiment religieux en soi, est de mÈme matière partout malgré ses difTé- rences extérieures, correspond aux mêmes besoins, répond aux mômes fibres, meurt par les mêmes acci- dents, etc. ? Si bien qu'un Cuvierde la pensée n'aurait qu'à retrouver plus tard un vers ou une paire de bottes pour recoi.stituer toute une société, et que les lois en étant données on pourrait prédire à jour fixe, àheure fixe comme on fait pour les planètes, le retour des mêmes apparitions et l'on dirait : nous aurons dans cent ans un Shakespeare, dans vingt-cinq ans tellË architecture ; pourquoi les peuples qui n'ont pas de soleil ont^ils des littératures mal faites î Pourquoi y a-t-iletya-t-il toujours eu des harems en Orient, etc.? On a beaucoup battu la campagne sur tout cela, oa CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 271 a été plus ou moins ingénieux, mais la base a tou- jours manqué. La première pierre est à trouver, la critique des œuvres de la pensée a toujours été faite à un point de vue étroit, rhéteur, et la critique de l'his- toire faite à UD point de vue politique, moral, reU- gieux;tandis qu'il faudrait se placer au-dessus de tout cela, dès le premier pas. Mais on a eu des sympathies, des haines, puis l'imagination s'en est mêlée, la phrase, l'amour des descriptions et enfin la rage de vouloir prouver, l'orgueil de vouloir mesurer rinflni et d'en donner une solution. Si les sciences morales avaient, comme les mathématiques, deux ou trois lois primor- diales à leur disposition, elles pourraient marcher de l'avant, mais elles tâtonnent dans les ténèbres, heur- tent k des contingents et veulent les ériger en prin- cipes. Ce mot, l'àme, a fait dire presque autant de bêtises qu'il y a d'àmesl Quelle découverte ce serait par exemple qu'un axiome comme celui-ci : tel peu- ple étant donné, la vertu est h la force comme trois est à quatre, donc tant que vous en serez là vous n'irez pas li; autre loi mathématique à découvrir: combien faut-il connaître d'imbéciles au monde pour vous donner envie de se casser la gueule ? etc. Il est bien tard, je déraisonne passablement, le jour va bientôtparidtre, il est temps d'aller se coucher. Si tu veux nous nous verrons de lundi prochain en quinze. Quels bons jours nous passerons, bonne chère Muse! CroUset, mardi, 1 heure. Toujours sauvage! toujours féroce! toujours in- domptable et passionnée, quelle étrange muse tu fais, aqnz^r. h; Google 272 CORBESPONDANCK DE G. FUUBEBT. et comme tu es injuste dsns tes mouvements ! Je mets cela sur le compte du lyrisme, mais je t'assure que ça a un côté bien étroit et marne heurtant quelquefois, chère bonne Muse. Parce que cet imbécile d'Azvédo m'a embêté deux jours, tu m'envoies une espèce de diatribe vague contre lui, contre moi, contre tout- Mais je t'assure que je suis bien innocent de tout cela, et d'abord je ne l'ai pas du tout invité, c'est lui, de son chef, qui est revenu le second jour; à moins de le prendre par les épaules, il n'était pas possible de le mettre à la porte. Il est revenu avec Bouilhet, et celui-ci n'a pas mieux demandé que de venir pour avoir un soulagement. Quant à lui, Bouilhet, après ce qu'Azvédo avait fait(ou disait avolrlait) pour la publi- cation de Mélœnis, il ne pouvait non plus l'envoyer promener brutalement. Enfin le soir même j'exhale mon embêtement en dix lignes pour n'en plus parler, n'y plus penser, puis je te parlais d'autre chose, d'un tas de choses meilleures et plus hautes (dont tu ne dis pas même un mot), et toi, tu m'envoies poiu" réponse une espèce de fulmination en quatre pages, comme si yadoi'ais le monsieur, que je le choyasse, etc., et t'abandonnasse pour lui : tu conviendras que c'eat drôle, bonne Muse, et voilà deux fois que ça se re- nouvelle! que tu es enfant! Je crois que ce que nous avons de mieux k faire, c'est de clore ce chapitre irrévocablement, et à l'ave- nir de n'en parler ni l'un ni l'autre, je le souhaite du moins. Du reste, sois tranquille, je suis peu disposé à. poursuivre cette connaissance, je la laisserai tomber dans l'eau. Mais quant à faire des grossièretés gratuites à ce malheureux homme, uniquement parce qn'H est laid et qu'il manque de bonnes façons, non, ce serait d'une goujaterie imbécile. Seulement, on peut faire I ..CtHI'^lc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 273 de» retraites honorables, et c'est ce que je ferai. Cela dit : concluons la paix par un baiser, et songeons plu- ■ tôt que d^is gninze jours nous serons ensemble. J'attends demain matin mie lettre de toi, j'ai hésité k remettre la mienne à demain soir pour y répondre, car, remarçues-tu, chère Muse, que nous ne nous répondons guère ; mais j'ai pensé qu'il y avait long- temps que je ne t'avais écrit, et que tu ne serais pas Tâchée d'avoir la mienne un jour plus tôt. Je te juge d'après moi, cela me fait de bons réveils quand je reçois tes lettres. Tu auras appris par les journaux sans doute la soi- gnée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours sa- medi dernier : désastre général, récoltes manquées, tous les carreaux des bourgeois cassés, il y en a ici pour une centaine de francs au moins, et les vitriers de Rouen ont de suite profité de l'occasion {on se les arrache les vitriers) pour hausser leur marchandise de 30 p. 100, 6 humanité! C'était très drûle conune ça tombait, et ce qu'il y a eu de lamentations et de gueu- lades était fort aussi : c'a été une symphonie de jéré- miades pendant deux jours à rendre sec comme un caillou le cœur le plas sensible, on a cru à Rouen à la fin du monde (textuel). 11 y a eu des scènes d'un grotesque démesnré, et l'autorité mêlée là-dedanst M. le préfet, etc. Je sois peu sensible & ces infortunes collectives, personne ne plaint mes misères, que celles des autres s'arrangent : je rends à l'humanité ce qu'elle me donne, indifférence. Va te faire f...... troupeau, je ne suis pas de la bei^rie! que chacun d'ailleurs se con- tente d'être honnête, j'entends de faire son devoir et de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées.; I .„,,. .,Goo<^lc 2U CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, l'idéal d'une société serait celle où tout individu fonc- tionnerait dans sa mesure, or moi je fonctionne dans la mienne; je suis quitte. Quant & toutes ces belles blagues de dévouement, sacrifice, abnégation frater^ nelle et autres, abstractions stériles et dont la géné- ralité humaine peut tirer parti, je les laisse aux char- latans, aux phraseurs, aux farceurs, aux gens à idées comme le sieur Pelletan. Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai contem- plé mes espaUers détruits, toutes mes fleurs hachées eu morceaux, le potager sens dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l'homme que cinq minutes de la nature ont suffi pour bousculer, j'admirais le vrai ordre se rétablis- sant dans le faux ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taUlés, fleurs qui poussent où elles ne veulent pas, légumes d'autres pays, ont eu dans cette rebiffade atmosphérique une sorte de revanche, il y a là un caractère de grande farce qui nous enfonce. Y a-t-il rien de plus drôle que des cloches à melon? aussi ces pauvres cloches àmelonenontvu de belles! Ahl ahl cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu'on exploite si impitoyablement, qu'on enlaidit avec tant d'aplomb, que l'onméprise par de sibeaux discours, à quelles fantaisies peu utihtaires elle s'abandonne quand la tentation lui en prend. Cela est bon, on croit un peu ti'op généralement que le soleil n'a d'autre but ici-bas que de faire pousser les c^oux ; il faut replacer de temps en temps le bon Dieu siu- son piédestal, aussi se charge-t-il de nous le rappeler en nous envoyant par-ci par-là quelque peste, choléra, bouleversement inattendu et autres manifestations de la régie, à savoir le mal, contingent qui n'est peut- être pas le bien nécessaire, mais qui est l'être enfin; CORBESPONUANCE DE 6. FLAUBERT. 215 chose que les hommes voués au néant comprennent peu. Toute ma semaine passée a été mauvaise (ça va mieux), je me suis tordu dans un ennui et un dégoût corsé, cela m'arrive régulièrement quand j'ai fini quelque chose et qu'il faut continuer. La vulgarité de ' mon sujet me donne parfois des nausées, et la diffi- culté de bien écrire tant de choses si communes m'épouvante. Je suis maintenant achoppé aune scène des plus simples : une saignée et un éyanouissement, cela est fort difficile, et ce qu'il y a de désolant, c'est de penser que même réussi dans la perfection cela ne xjeut être que passable, et ne sera jamais beau à cause du fond môme. Je fais un ouvrage de clown, mais qu'est-ce qu'un lourde force prouve après tout? n'importe ; « aide-toi, le ciel t'aidera ». Pourtant la charrette quelquefois est bien lourde à désem- bourber. Adieu, chère bonne Muse. Croisset, vendredi soir, 1 heure. Tandis que je te reprochais ta lettre, bonne chère muse, tu te la reprochais à toi-même. Tu ne sautais croire combien cela m'a attendri, non & cause du fait lui-même, j'étais sûr que considérant la chose à froid, tu ne tarderais pas à la regarder du même œil que moi, mais à cause de la simultanéité d'impression, nous pensons h l'unisson, remarques- tu? Si nos corps sont loin, nos &mes se touchent, la mienne est sou- vent avec la tienne, va, il n'y a que dans les vieilles aCCectiona que cette pénétration arrive. On entre Coo^ik 576 COftRÏBPO^»ANCE DE G. FLAUBERT. ainsi l'un dans l'autre à force de se presser l'un contre l'autre. As-tu observé que le physique mÉrae s'en ressent? les vieux époux finissent par se ressembler. Tous les gens de la même profession n'ont-ils pas le même air ? On noue prend souvent BouHhet et moi pour deux frères, je suis sûr qu'il y adixans cela eût été impossible. L'esprit est comme une argile intérieure, il repousse du dedans la forme et la façonne selon lui. Si tu t'es levée quelquefois pendant que tu écri- rais dans les bons moments de verve, quand l'idée t'emplissait et que tu te sois regardée dans la glace, n'as-tu pas été tout à coup ébahie de ta beauté? n y avait comme une auréole autour de ta tète, et tes yeux agrandis lançaient des flammes. C'était l'ftms qui sortait; l'électricité est ce qui se rapproche' le plus de la pensée, elle demeure comme elle jusqu'à pré- sent une forme assez fantastique ; les étincelles qui se dégagent de la chevelure lors des grands froids dans la nuit ont peut-être un rapport plus étroit quo celui d'un pur symbole avec la vieille fable des nimbes, des auréoles, des transiigurations. Où en étais-je donc? à l'influence d'une habitude intellectuelle î Rapportons celaaumétierl quel artiste donc on serait si l'on n'avaitjamais lu que du beau, vu que du beau, aimé que du beau. Si quelque ange gardien de la pu-' reté de notre plume avait écarté de nous, dès l'abord, toutes les mauvaises connaissances, qu'onn'aitjamais fréquenté d'imbéciles ni lu de journaux. Les (h'ccs avaient de tout cela, ils étaie&t comme plastiqués dans des conditions que rien ne redonnera, mais vovâoir ■se chausser de leurs bottes est démence. Ce ne sont pas des chlamydes qu'il faut auuord, mais des pelisses de fourrures. La forme antique est insuffisante à nos besoins et notre vie n'est pas faite pour .chanter cei CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 377 îdrs simples. Soyons aussi artistes qu'eux si nous le pouvons, mais autrement qu'eux. La conscience du genre humain s'est changée depuis Homère. Le ventre de Sanclio Pança fait craquer la ceinture de Vénus. Au lieu de nous acharner à reproduire de vieux chics, il faut s'évertuer à en inventer de nouveaux. Je crois que de Lisle .est peu dans ces idées, il n'a pas l'instinct t ^ Sais-tu que je n'ai jamais fait un si long séjour à Paris et que jamais je ne m'y suis tant plu; il y a aujourd'hui quinze Jours à cette heure je revenais de Chaville et j'arrivais chez toi. Comme c'est loin déjà! 11 y a quelque chose derrière nous qui tire vers le loin- tain les objets disparus, avec la rapidité d'un torrent qui passe; la difficulté que j'ai k me recueillir mainte- nant vient sans doute de ces deux dérangements suc- cessifs. Le mouvement est arrêté. Loin de ma table je suis stupide. L'encre est mon élément naturel, beau liquide du reste que ce liquide sombre! et dan- gereuxl comme on s'y noiel comme H attire! Allons, adieu, chère bonne Muse, bon courage, tra- vaille bien! tu me parais en dispositions crânes, mille compliments à ic la tervante », mille baisere à la mal- tresse. A toi tout. A la méms, IVou^ille, mardi soir, heures. Je t'assure que ta correction est fort difficile. Voilà une demi-heure que j'y rêve sans pouvoir trouver de ■olution immédiate, ton récit qui se passe eo 14â0 l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. . 289 «st une date précise, toQ Lippl est un personnage historique, je ne sais ni l'époque de la mort et de la naissance du GioUo, ni l'année où le Triomphe de la mort d'Orcagna a été peint, ni aucune date de la vie d'Orcagna. Comment veux-tu que je t'arrange tout cela? seul, ici,- sans un dictionnaire biographique même le plus élémentaire, ni aucun livre enfin qui puisse me mettre sur la voie ? Il fui un temps où je savais tout cela par cœur, mais depuis dix ans que je a'aifait d'histoire, comment veux-luqueje m'y prenne? Il m'est donc impossible d'arranger cela de suite comme tu le désires, pauvre chère amie ; envoie-moi des notes précises, les renseignements ne te man- quent pas à Paris, de Liste peut t'en donner ou toi- même en prendre dans la Biographie universelle ou dans Vasari, ce qui serait mieux, tu trouveras des renseigne- ments suffisants, envoie-les-moi et poste pour poste, c'est-à-dire en un jour, j'arrangerai la chose. Je crois que Giotto vivait au xiv' siècle, que le Campo Santo est à peu près du même temps, mais je ne sais ce que Giotto a fait au Campo Santo, que j'ai du reste mal vu ; j'y ai passé deux heures, il fau- drait deux semaines, etje n'ai considéré que la grande fresque d'Orcagna; je ne veux pas corriger tes bé- vues par d'autres bévues plus considérables et c'est ce que je ferais infaUliblement, flottant dans l'incer- t^de où je suis. D'autre part : l'admiration de ton brigand pour Michel-Ange était possible. Michel-Ange était, de son temps, reconnu pour un grand homme; il frappait les puissants, sa réputation avait pu parvenir jusqu'à Buonavita, et de là, je comprends sa curiosité et son idmiration ensuite pour l'homme qui avait eu le pour- voir de l'épouvanter, mais en substituant à Michel-Ango IJ. 25,- I 290 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT- Giotto ou Orcagna, tout change; ici nous sommes au moyeu &ge, les peintres étaient de purs ouvriers, sans popularité ni retentissement, l'artiste disparaissait dans l'art. Du bruit pouvait se faire autour de l'œuvre, mab autour du nom (et h ce point] je ne le crois pas. Et puis si je fais la description du Triomphe delà mort ce sera une description artistique, et fausse con- séquemment dans la bouche de ton personnage ; si elle est ndive, si elle n'exprime que l'étonnement de ia chose, je veux dire l'effet brutal produit par le dramatique du sujet, quel rapport cela aura-t-il à la vocation de peintre 1 L'effet que cette fresque a dû produire sur un homme comme Buonavita et dans son temps, c'est de le faire aller à confesse ou entrer dans un couvent ; en sortant de 1& nous ne pouvons pas faire de cet homme un amant du pittoresque, ce serait sot. Envoie-moi donc le nom et lea dates d'un grand peintre contemporain de Lippi et l'indication de ses oeuvres ou de son œuvre la plus capitale, ce qui vau- drait mieux, et je tâcherai de te ravauder ce passage. Quant au Triomphe de la mort je la crois une idée malencontreuse. Rien n'est moins esthétique en soi et Yadmiration pour l'artiste qui a fait cela ne doit venir qu'à un esprit dégagé de toute tradition religieuse et habitué à comparer des formes, ab- straction faite du but où elles poussent, ou veulent pousser. Réfléchis à tout cela. Si tu trouves un autre joint dis-le et renvoie les pages imprimées d-incluses. Voilà deux jours entiers passés avec mon frère et sa femme ; il a eu l'idée d'aller voir à une demi-heue d'id. une fort belle habitation en vente; l'idée de l'acheter l'a piis, l'enthousiasme les a saisis, puis le désen- CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 291 thousiasme, puis le ré enthousiasme et les considé- ratioas et les objections. De peur de se laisser gagner il est parti ce matin en manquant le rendez-vous donné au vendeur. C'est moi qui y ai été à sa place. Je me suis couché à une heure et levé avant quatre ; que de verres de rhum j'ai bus depuis hierl et quelle ^tude que celle des bourgeoisi Ah! voua un fossile c'était une cause souvent de cancers à l'estomac, cela peut être exagéré ; mais tout ce que je sais, c'est que mon père, qui était un mettre homme dans son métier, préconisait fort la purée septembrale, comme disait Rabelais. Sois sûre que dans un climat où l'on absorbe tant d'humidité, s'en fourrer toujours dans l'estomac sans rien qui la corrige est une mauvaise chose ; essaie pendant un mois de boire de l'eau rougie ou si ta trouves ce mélange trop mauvais, bois à la fin de tes repas un verre de vin pur. J'ai lu avant-hier, dans mon lit, presque tout un volume de VHutoire de la Reslawation de Lamartine, quel misérable langage I II n'a pas compris la beauté de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les mirmidons qui l'écrasent ; rien d'ému, rien d'élevé, rien de pittoresque ; Alexandre Dumas etXt été sublime à câté ; Chateaubriand plus injuste ou plutAt plus injurieus est bien au-dessus. Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle dans la tête ; « l'Afrique apporte, toujours quelque chose de nouveau? ». Je la trouve pleine d'autruches, de girafes, d'hippopotames, de nègres et de poudre d'or. Adieu, mille bonnes tendresses. A la même. Croieset, mercredi Boir, minuit. J'ai repris la Bovary, voilà depuis lundi cinq pages -d'à peu près Faites, à peu pris est le mot, il faut s'y l,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 313 remettre; comme c'est difficile 1 j'ai bien peur que mes comices ne soient trop longs, c'est un dur endroit. J'y ai lous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres et par là- des- sus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je réussis ce sera bien symphonique. , Bouilhet a fini de ses Fossiles la partie descriptive, son mastodonte ruminant au clair de lune dans une prairie est énorme de poésie, ce sera peut-être de . toutes ses pièces celle qui fera le plus à'cffet à la ' généralité 1 II ne lui reste plue que la partie philoso- phique, la dernière. Au miUeu du mois prochain, il ira à Paris se choisir un logement pour s'y installer au commencement de novembre, que ne suis-je à sa place ! Décidément l'article de Verdun (que je crois de Jourdan, c'est une idée que j'ai) sur Leconte est plus bête qu'hostile; j'ai fort ri de la comparaison que l'on fait avec les beaux morceaux de la Chute d'un ange, quelle, politesse d'ours I Quant aux Poèmes Indiens et à la pièce de Dies irx pas un mot. Il y a au38i une bonne naïveté, pourquoi appeler le sper- chius, sperkhioB ? cela me semble une vraie jauoterie. Que devient-il, le bon Leconte, est-il avancé dans son poème celtique 7 Je relis maintenant du Boileau ou plutôt tout Boileau et avec mon coup de crayon aux marges. Cela me semble vraiment fort, on ne se lasse point de ce qui est bien écrit, le style c'est la vie ! c'est le sang même de te pensée! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée, c'est pourquoi cette onde ne se tarit pas ; rien ne se perd de ce qu'il veut dire; mais que d'art il a fallu pour faire cela et avec si peu! Je m'en 11. 27 Google 3H CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, vais ainsi, d'ici deux ou trois ans, relire attentif vement tous les classiques Trançais et les annoter, travail qui me servira pour mes préfaces (mon ou- vrage de critique littéraire, tu sais); j'y veux prouver l'insuffisance des écoles, quelles qu'elles soient, etbiea déclarer que nous n'avons pas la prétention, nous autres, d'en faire une et qu'il n'en faut pas faire; nous sommes au contraire rfans /a (rarfiïion; cela me semble, à moi, strictement exact, cela me rassure et m'encou- rage. Ce que j'admire dans Boileau c'est ce que j'ad- mire dans Hugo, et où l'un a été bon, l'autre est ixcellent. U n'y a qu'un beau, c'est le même partout, liais U a des aspects différents, il est plus ou moins toloré par les reflets qui le dominent. Voltaire et Chateaubriand, par exemple, ont été médiocres par les mêmes causes, etc. Je tâcherai de faire voir pour^ quoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique et scientifique, on a'avail point de base. La connaissance qui leur manque à tous, c'est Yanatomie du style; savoir comment une phrase se membre et par où elle s'attache; on étudie sur des mannequins, sur des traductions, d'après des pro- fesseurs, des imbéciles incapables de tenir l'instru- ment de la science qu'ils enseignent, une plume je veux dire, et la vie manquell'amourl l'amour, ce qui ne se donne pas, le secret du bon Dieu, l'âme, sans quoi rien ne se comprend. Quand j'aurai fini cela (après la Bovary et l'Anuùù toutefois), j'entrerai sans doute dans une phase nou- velle et il me tarde d'y être; moi qui écris si lente- ment, je me ronge de plans. Je veux faire deux ou trois longs bouquins épiques, des romans dans un milieu grandiose où l'action soit forcément féconde et les détails riches d'eux-mêmes, luxueux et Ira- CORRESPONDANCE DE fi. FLAUBERT. 313 giques tout à la fois, des livres à grandes murailles peintes du haut en bas. Il y avait dans la Revue de France (fragment de Mi- chelet sur Danton) un jugement sur Robespierre qui m'a plu ; il le signale comme étant de sa personne, un gouvernement, et c'est pour cela que tous les gouver- nementomanes républicains l'ont aimé. La médiocrité chérit la régie, moi je la hais; je me sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration qui m'emplit l'âme, et c'est par ce côté-là peut-être que je comprends le martyre. Adieu, belle ex-démocrate. Croisaet, 11 septembre 1Si3, lundi ioir, minuit et demi. La tête me tourne d'embêtement, de décourage- ment, de fatigue ! J'ai passé quatre heures sans pouvoir faire une phrase. Je n'ai pas aujourd'hui écrit une ligne, ou plutAt j'en ai bien grilTonné cent! Quel atroce travail! quel ennui. Oh! l'art! l'artl Qu'est-ce donc que cette chimère enragée qui nous mord le cœur et pourquoi? Cela est fou de se donner tant de mail Ahl la Bovary, il m'en souviendrai J'éprouve maintenant comme si j'avais des lames de canif dans les ongles, et j'ai envie de grincer des dents; est-ce héte! Voilà donc où mène ce doux passe-temps de la littérature, _ cette crème fouettée. Ce à quoi je me heurte, c'est à des situations communes et un dialogue trivial; bien écrire le médiocre et faire qu'il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vrai- .,Coo>^lc 316 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. \ ment diaboUipie, et je vois 3e déûler malntenaTit devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins ; ça s'achète cher, le style ! Je recommence ce que j'ai fait l'autre jour; deux ou trois effets ont été jugés hier par BouUhet ratés et avec raison, il tant que je redémolisse presque tontes mes phrases. Je sais ce que les dérangements me coûtent, mou impuissance maintenant me vient de Trouville. Quinze jours avant de m'absenter ça me trouble, il faut à tonte force qne je me réchauffe et que ça marche ! — ou que j'en crève. — Je suis humiUé, si humihé par devers moi de la rétivité de ma plume, il faut la gouverner comme les mauvais chevaux qui refusent, on les serre de toute sa force à les étouffer et ils cèdent. Nous avons reçu vendredi la nouvelle que le père Parain était mort. Ma mère devait partir pour Nogent, mais elle a été reprise un peu à la poitrine, elle s'est mis des sangsues aujourd'hui; j'ai toujours un fond d'inquiétude de ce cûté. Cette mort, je m'y attendais, elle me fera plus de peine plus tard, je me Connais; il faut que les choses s'incrustent en moi ; elle a seule- ment ajouté à la prodigieuse irritabilité quej'ai main- tenant £t que je ferais bien de calmer du reste, car elle me déborde quelquefois, c'est cette rosse de fforary qui en est cause. Ce sujetbourgeois me dégoûte. En voilà encore un de partil Ce pauvre père Parain, je le vois maintenant dans son suaire comme si jWais le cercueil, où il pourrit, sur ma table, devant mes yeux. L'idée des asticots qui lui mangent les joues ne me quitte pas. Je lui avais fait du reste des adieux éter- nels, en le quittant la dernière fois. Quand je sui l.,<,n.-<- ,, Google COBBESPONMNCE l)E G. FLAUBERT- 311 dans le wagon par un Deau soleil. Je revoyais en passant les villages que nous traversions autrefois en chaise de poste, aux va.cances, tous en faniille avec les autres, morts aussi. Les vignes étaient les mêmes elles maisons blanches, la longue route poudreuse, les ormes ébranch es sur le bord... Adieu, il est tard. Je n'ai pas defeu, j'ai froid. Hills baisers, à toi. A la mime. Croisael, vendredi, minuit, n m'est impossible de retrouver la citation de Mon- taigne sur Pic de laMirandole (ceci prouve que je ne connais pas assez mon Montaigne), il me faudrait pour cela le rehre et non le feuilleter. Sapho s'est jetée à l'eau du haut du promontoire de Leucade et de la mer Egée ou autrement dit Archi- pel. Leucade est une petite tle entre celle de Lesbog et la terre d'Asie Mineure (au bord du golfe de Smyrne). Leucade se trouve maintenant dans un golfe qu'on appelle golfe d'Adramite (j'ignore le nom antique). Pour ce qui est de Sapho il y en a deux, la poétesse et la courtisane. La première était de Milyléne en Lesbos, vivait daiis te vu" siècle avant Jésus-Christ, a poussé la débauche à un grand degré de perfection et fut exilée de Hitylène. La seconde, née dans, la même tle, mais à Eresos, parait être celle qui aima Phaon; cette opinion (moderne du reste-, car ordinùrement on confond les deux) s'appuie sur un passage de l'his- lorienNymphls : " Sapho d'Eresos aima passionnément Phaon, » On remarque aussi qu'Hérodote qui a écrit tout au long l'histoire de Sapho de Mitylènç ne parle ni de cet amour, ni de ce suicide. 27. i.. ..Google 318 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT. Enfin me revoilà en train! ça marche! la machiba retourne! ne blâme pas mes roidissemenls, bonne chère Muae, j'ai l'expérience qu'ils servent, rien ne s'obtient qu'avec efFort, tout a son sacriâce. La perle est une maladie de l'huître et le style peut-être l'écou- lement d'une douleur plus profonde. — N'est-il pas de la vie d'artiste, ou plutôt d'une œuvre d'art à accom- plir comme d'une grande montagne à escalader? Dur voyage et qui demande une volonté acharnée I D'abord on aperçoit d'en bas une haute cime; dans les cïeux elle est étincelante de pureté, elle est e&rayante de hauteur! et elle vous sollicite cependant h cause de cela môme. On part, mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l'horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements, il fait froid! et l'éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu'au dernier lambeau de votre ■vêtement; la terre est perdue pour toujours et le but sans doute ne s'atteindra pas. C'est l'heure oh l'on compte ses fatigues, où l'on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L'on n'a rien qu'une indomp- table envie de monter plus haut, d'en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perfections innombrables, infinies, merveilleuses ! A, vingt mille pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit nos poumons géants et l'on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis le brouillard retombe et l'on continue h tâtons! — à tâtons s'écorchant les ongles aux rochers et pleurant de la sofitude. N'importe! mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l'Esprit el la ligure tournée vers le soleil. DKjiliiPrt h; Google COHnESPONDANCE DE fi. Fl.AUDERT. 3t9 J'ai travaillé ce soîravec émotion, mes bonnes sueurs sont revenues et j'ai regueulé, comme par le passé. Oui, c'est beau Candide! fort beau! Quelle jusie:%e! Y a-t-il moyen d'être plus large, tout en restant aussi net? Peut-être non. Le merveilleux effet de ce livre tient sans doute à la nature des idées qu'il exprime; c'est aussi bien que cela qu'il faut écrire, mais 'pas comme cela. Pourquoi perds-tu ton temps à relire Graziella quand on a tant de choses à relire? Voilà une distrac- tion sans excuse par exemple ! — Il n'y a rien à prendre, à de pareilles œuvres. Il faut s'en tenir aux sources et Lamartine est un robinet. Ce qu'il y a de fort dans Manon Lescaut c'est le soufile sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables quoiqu'ils soient des fripons. C'est un grand cri du cœur, ce livre, la com- position en est fort habile; quel ton d'excellente com- pagnie ! mais moi j'aime mieux les choses plus épicées, plus en relief et je vois que tous les livres de premier ordre le sont à outrance ; ils sont criants de vérité, arehidéveloppés et plus abondants de détails intrin- sèques; à ce sujet Manon Lencaut est peut-être le pre- mier des livres secondaires. Je crois maintenant à Ion avis de ce matin que l'on peut intéresser avec tous les sujets; quant à faire du beau avec eux, je le pense aussi, théoriquement du moins, mais j'en suis moins sûr. La Mort de Virginie est fort belle, mais que d'autres morts aussi émouvantes (parce que celle de Virginie est exceptionnelle), ce qu'il y a d'admirable c'est sa lettre à Paul écrite de Paris, eUe m'a toujours arraché le cœur quand je l'ai lue; que l'on pleure moins h la mort de ma mère Bovary qu'à celle de Virginie j'ensuis sûr d'avance, mais l'on pleurera plus l.,<,n--er 1,, GcjOgIc 320 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. gur le mari de l'uiie que sur l'amant de l'autre et ce dont je ne doute pas, c'est du cadavre. Il faudra qu'il vous poursuive. I^ première qualité de l'art et son but est l'illusion; l'émotion, laquelle s'obtieEt souvent par certains sacrifices de détails poétique» est une tout autre chose et d'un ordre inférieur. J'ai pleilré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Gœthe ne m'a jamais mouillé l'œil, si ce n'est d'admiration. Tu me parais là-bas à ta campagne en bon train- Je ne comprends pas que tu ne puisses travailler aussi bien à Paris, car enfm tu as tout ton temps h toi. J'ai envoyé les canetons à Babinet et n'en ai point reçu de reproches. Dans le numéro d'aujour- d'hui les vers de Bouilhet y sont et seuls! ces gens- là sont comme les ânes, ils baissent les oreilles quand on les étrille. Adieu, j'ai envoie de dormir, fasse Morphée que je te rôvel A. la même. Croiflset, mercredi, I heure dumalin. Non! tout mon bonheur n'est pas dans mon travail, et je ne plane pas sur les ailes de l'inspiration. Mon travail au contraire fait mon chagrin. La lillérature est un vésicatolre qui me démange, je me gratte par- là Jusqu'au sang. Cette volonté qui m'emplit n'em- pêche pas les découragements ni les lassitudes. Ah! tu crois que je vis en brahmane dans une absorption suprême, et humant, les yeus clos, le parfum de mes songes. Que ne le puis-je! Plus que toi j'ai envie de sortir de là, de cette œuvre, j'entends. Voità deux ans que j'y suis! C'est long deux ans! toujours avec les l,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321 mêmes personnages, et à patauger dans un milieu aussi fétide. Ce qui m'assomme, ce n'est ni le mot ni la composition, mais mon objectif, je n'y ai rien qui soit excitant. Quand j'ai)orde une situation, elle me dégoûte d'avance par sa vulgarité, Je ne fais autre chose que de doser de la m.... A la fin de la^semaine prochaine, j'espère être au milieu de mes comices. Ce sera ou ignoble ou fort beau; l'envergure surtout me plait,'mais ce n'est point facile à décrocher. Voilà trois fois que Bouilhet me fait refaire un paragraphe (lequel n'est point encore venu), il s'agit de décrire l'effet d'un homme qui allume des lampions. Il faut que ça fasse rire, et jusqu'à présent c'est très froid. Tu vois, bonne chère Muse, que nous ne nous ménageons guère, et quand nous te traitons si dure- ment pour les corrections, c'est que noua te traitons comme nous-mêmes. II a dû partir hier pour Cany, Bouilhet, je ne sais si je te verrai dimanche; dans une quinzaine, il part & Paris pour s'aller chercher un logement, puis il reviendra pendant huit jours, et puis adieu. Cela m'attriste grandement. Voilà huit ans que j'ai l'habi- tude de l'avoir tous les dimanches; ce commerce si intime va se trouver rompu, la seule oreille humaine à qui parler ne sera plus là, encore quelque chose de parti, de jeté en arrière, de dévoré sans retour. Quand' donc ferai-je comme lui? quand donc me décrocherai-je de mon rocher? Mais j'entends mes plumes qui me disent comme les oiseaux voyageurs à René : « Homme, la saison de ta migration n'est point encore venue. » Ah! je pense à loi souvent, va, plus souvent que je ne le voudrais, cela m'amolUt, m'attriste, me retarde. De Lisle tient-il à ce que je fasse une insigne malhon- .oogic 322 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, nëteté à V AtAenseum? J'y suis tout disposé : je peux leur écrire que je les supplie de ne plus m'envoyer leur journal. Qu'il tienne bon contre le gars Planche, il faut être Cannibale. Dans le dernier numéro de la Revue, il y a un conte de Pichat qui m'a fait rire pour plus de cinquante francs, comme dirait Rabelais. Lis-moi ça un peu! du reste ça sert beaucoup, le mauvais, quand il arrive à être de ce tonneau-là. La lectiu-e de ce conte m'a fait enlever dans la Boearyane expression commune dont je n'avais pas eu conscience et que j'ai remarquée là. Je ne suis pas sans inquiétude sur le grand croco- dile. Notre paquet a-t-il été perdu? Il me semble qu'il était dans le caractère de l'homme de répondre de suite à ma lettre. Tu ferais bien de lui en écrire une (que j'enverrais seule) où tu lui dirais que tu ne sais que penser de ce retard. Qu'en dis-tu? Je viens de relire tout Boileau, en somme c'est raide. Ah! quand je serai à Paris, près de toi, quels bons petits cours de littérature nous ferons 1 Les affaires d'Orient m'inquiètent. Quelle belle charge s'il y allait avoir la guerre et que tout l'Orient fanatisé se révoltât. Qui sait? Il ne faut qu'un homme comme Abd-el-Kader, lâché à point, qui amènerait à Constantinople tous les Bédouins d'Asie? Vois-tu les Russes bousculés, et cet empire crevant d'un coup de lance comme un ballon gonflé. Europe! quel émétique je te souhaite. Je n'en peux plus de fatigue, adieu, un de ces jours je me mettrai à t'écrire de meilleure heure et causerai plus longuement. iiiPrt h; Google COBRESPONDANCE DE G. FUUBERT. , CroiBset, mercredi, miDuit et demi. Voici enfin un envoi du ^and crocodile (je garde une lettre à M*" d'A.. . que je t'enverrai la première fois, le paquet serait trop gros), tu verras un discours dont j'ai le double et qui me parait peu raide. L'attention qu'il a eue de t'envoyer ce journal me semble très délicate. Dans sa lettre à moi, il me dit qu'il exige la correspondance, et qu'il qualifie mes lettres des a plus spirituelles et des plus nobles du monde a. J'ai envie maintenant de lui écrire tout ce que je pense, le blesserai-je ? mais je ue peux pourtant lui laisser croire que je suis républicain, que j'admire le peuple, etc. : il y a une mesure à prendre entre la grossièreté et la franchise que je trouve difficile, qu'en dis-tu? Par un hasard singulier, on m'a apporté avant-hier un pamphlet en vers contre lui, stupidej calomniant, baveux; il est d'un citoyen dlci, ancien ' directeur de théâtre, drôle qui a épousé pour sa for-^ tune une femme sortant des Madelonnettes et qui, veuf maintenant, se retrouve sur le pavé, ne sachant comment vivre; cela est payé hien sûr, mais n'aura' guère de succès, car c'est illisible. Ce bon Leconte rêve les Indes, aller là-bas et f- mourir, oui, c'est un beau rôve, mais c'est un rêve; car on est si pitoyablement organisé qu'on en vou- drait revenir, on crèverait de langueur, on regrette- rait la nature, la mine des maisons et les indifférents même. Il faut ae renfermer et continuer tête baissée dans son œuvre, comme une taupe. Si rien ne changa d'ici à quelques années, il se formera entre les intel- ligences libérales un compagnonnage plus étroit que i:,<,n--er 1,, GcjOgIc 32* COBBESPONDAHCE DE G. FLAUBERT, celui de toutes les sociétés clandestines; à l'écart de la foule un mysticisme nouveau grandira, les hautes idées poussent à l'ombre et au bord des précipices comme les sapins. Mais une vérité me semble sortir de tout cela; c'est qu'on n'a nul besoin de vulgaire, de l'élément nom- breux des majorités, de l'approbation, de la consé- cration; 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien qu'une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous en- foncés au même niveau dans une médiocrité com- mune. L'égalité sociale a passé dans l'esprit, on fait des livres pour tout le monde, de l'art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L'humanité a la rage de l'abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d'elle J'ai bien travaillé aujourd'hui ; dans ime huitaine je serù au milieu de mes comices que je commence ; maintenant j'ai un fouillis de bétes «t de gens beuglant et bavardant, avec mes amoureux en dessus, qui sera bon je crois. Sais-tu que ce pauvre père Parain en mourant ne pensait qu'à moi, qu'à Bouilhet, qu'à la littérature enfin, il croyait qu'on lisait des vers de lui (Bouilbet). Comme je le regretterai cet excellent cœur qui me chérissait si aveuglément si jamaisj'aiun guccàs! que! plaisir j'aurais eu à voir sa mine au drame de Bouilhet ou au lieu 1 quel est le sens de tout cela, le but de tout ce grotesque et de tout cet horrible? Voilà l'hiver qui vient, les feuilles jaunissent, beau- coup tombent déjà, j'ai du feu maintenant et je tra- vaille à ma lampe, les rideaux fermés comme en décembre. Pourquoi les premiers jours d'automne me l,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3S5 plaisentrils plus que les premiers du printemps ? je D'en suis plus cependant aux poésies paies de chutes de feuilles et de brumes sous la lune I Mais cette cou- leur dorée m'enchante, tout a je ne sais quel parfum triste qui enivre, je pehseàde grandes chasses féo- dales, à des vies de château ; sous de larges cheminées, . on entend bramer les cerfs au bord des lacs, et le bois pétiller. Quand reviens-tu à Paris? Adieu, bonne chère Atnie, mille baisers à toi. Croisset, lundi «>fr, minuit Ci-inclus uné'lettre ^u Crocodile pour sa Dulcinée. Pourquoi donc n'as-tu pas été, franche avec moi, bonne chère anaie? Eu ces matières du reste j'ai tou- jours l'air d'un plat bourgeois et d'une canaille, je suis tranquillement à me chauffer les pieds à an grand feu dans une robe de soie, et Ce qu'on peut appeler (à la rigueiu*) en un château, tandis que tant de braves gêna qui me valent et plus sont à tirer le diable par la queue avec leurs pauvres mains d'anges ! J'ai enfin de quoi ne pas m'inquiéter de mon dîner, chose immense et que j'appréciais peu jadis, alors que plein de fantaisies luxueuses j'en voulais jouir dans la vie, mais je leur ai toutes donné congé; je fuis ces idées là comme malsaines; elles sont au fond petites et partent du plus bas de l'imagination, il faut se faire des hai'ems dans la tête, des palais avec du style, et draper son &me dans la pourpre des grandes périodes. Ah! si j'étais riche, quelles rentes je ferais à toi, à Bouilhet, à Leconte et à ce bon père BabineU U. 38 aqnz^r. h; Google 326 COHRESPONDANCE DE*. FLAUBERT. Ce gerîût beau une vie piétée et fort aérée dans une grande demeure pleine de marbres et de tableaux, avec des paons sur des pelouses, des cygnes*^ dans des bassins, une serre chaude et un suprême cuisinier, à cinq ou six, ou trois ou quatre même, quelle bénédiction I Elle est charmante, la lettre du père Babinet, j'en rafTole, j'adore ce bonhomme, c'est fouillis, touffu, nourri, il y a là plus de naïveté, d'esprit et de lecture que dans vingt journaux en dix ans, et je ne parle pas du cœur qui y palpite à chaque ligne. Viendm-f-il me voir? j'en suis anxiens, j'aurais grand plaisir à le recevoir. Quant à Leconte, je n'ai rien à lui dire, si ce n'est que je l'aime beau- coup, il le sait; tout ce que je pourrais lui écrire, il le pense. Je partage son indignation contre ce- misérable Planche, je garde à ce drôle une vieille rancune qui date de 1837 à propos d'un article contre Hugo ; il y a des choses qui vous blessent si profondément au plus pur de l'âme que la cicatrice est éternelle, et il est certain que je verrais le gars Planche orever sous mes yeux avec une certaine satisfaction. Qu'il ne le ménage pas, c'est un homme qui passera partmrt et qu'il ïaut faire passer partout. La générosité h rencontre des gredins est presque une indélicatesse h l'encoutre du bien. Dans le refus de son article à VAihenietim, et dans la malveillance de la Revue à son endroit il y a du Du Camp. Mais il faut ajouter encore deux autres élé- ments : 1° influence bigotte, système de moralité impérialiste et amie de l'ordre, 2° haine de la poésie. Le plus grand de la bande, n'est-ce pas Girardin ? ' le voilà maintenant avec la cinquantaine passée, une fortune des plus restreintes et une considération nulle. En fait d'habileté je préfère donc les cotonniers de ma belle patrie. UiOivert, Google . CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321 J'en ai connu un, ce n'était pas un cotonnier, mais un indigoteur. Voilà un homme, celui-là, il avait trouvé moyen dans l'espace de vingt ans d'acquérir deux cent mille livres de rente (en terre) en mouillant ses indigos, ieacpiels il descendait dans sa cave nuitam^ ment et lui-même! mais quelle canaille I quelle modes- tie! quel bon père de faniiUe ! quelle mise de caissier! la probité se hérissait jusque sur les poûs de sa redin- gote; il ne cherche pas à briller, celui-là, à éblouir les sots I mais h les flouer, ce qui est bien plus magis- tral 1 Oh Jésus, Jésus, redescends donc pour chasser les vendeurs du temple ! et que les lanières dont tu les sangleras soient faites de boyaux de tigre, qu'on les ait trempées dans le vitriol,^dan3 de l'arsenic ! qu'elles les brûlent comme des fers rouges I qu'elles les hachent comme des sabres et qu'elles lea écrasent comme ferait le poids de toutes lea cathédrales accu- mulées sur ces infâmes! Enchanté du fiasco du citoyen Méry! encore un ha- bile, celui-là, un mahn, un homme d'esprit, un gail- lard gui ne se fiche pas mal de ça; quand on fait de sa plume un alamhic à ordures pour gagner de l'argent et qu'on ne gagne pas même d'argent, on n'est qu'un idiot doublé d'un misérable. Je ne pardonne point aux hommes d'action de ne pas réussir puisque le succès est la seule mesure de leur mérita. Napoléon a été trompé & Waterloo. Sophisme, mon vieux, Je ne suis pas du métier, je n'y connais goutte, il fallait vaincre; or j'admire le vain- queur quel qu'il soit. Le père Hugo avait perdu l'adresse de Londres, c'est pour cela qu'il a été longtemps à me répondre, dit-il, sa lettre était impudemment de Jersey, par bonheur il n'est arrivé aucun mal. Je suis curieux du volume, 32B CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. mais comment l'aurai-je? J'essayerai de lui répondre une ionne lettre, tant pis si le fond le choque, la forme sera convenable. Je ne peux pas mentir pour lui être agréable et je ne lui cacherai pas que je me isouhaite ses illusions, mais ne les partage point; je dis illu- sions et non convictions; non, b. n. de D... non, je ne peux: admirer le peuple et j'ai pour lui fort peu d'entrailles parce qu'il en est, lui, totalement dé- pourvu, lly a un cœur (/ans /'Auinan/t^.Un'yenapoint dans le peuple, carie peuple comme la patrie est une chose morte. Où bat-il donc maintenant, le ocenr de toutes les forces nobles de l'être humain ? \ Constan- tinople, dans la poitrine d'un derviche chevelu qui hurle contre les Moscovites. C'est là que s'estréfugiée & cette heure la seule protestation morale qui soit encore. Pauvre flamme de la liberté et de l'enthousiasme, tu brûles là- bas entre des œufs d'autruche et sous les coupoles de porcelaine, dans une lampe musulmane aufond d'une mosquée. Ah! ces bons Turcs, œs vieux de Baratoum ! comme je les aime, quels souhaits je fais pour eux! j'y pense sans cesse, que nepuis-je re- prendre mon tarbouch, et courir partout Stamboul en criant Allah! Allahl Emsik el baroud (au nom de Dieu ! au nom de Dieu prenez vos armes), je sens à ces pensées comme une brise du désert qui m'arriva- rait sur la figure. S'il se soulevait, tout l'Orient! si les Bédouins du Hauran allaient venir et toute la Perse! et l'Arabie l'inconnue, il ne faut qu'un homme, non, un prophète 1 un homme idée, Abd-el-Kader qu'on lâcherait, mais il a fait son temps. Il parait que l'on redoute pour cet hiver une misère soignée, est-il possible! des gens si forts, après avoir tant soigné les inlérêis matérieh et après avoir tant CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 329 donné d'ouvrage! taDt fait travailler le peuple, il se trouve que le peuple n'a pas un sou, charmant ! as-tu vu dans. la Presse la joie de Blanqiii à propos de l'en- trée de la viande étrangère. Il était malade, mais il n'a pas pu retenir son émotion à. celte nouvelle; il s'est tellement senti déborder d'enthousiasme qu'il a pris la plume pour communi(pier au public son bonheur et au Hsque même de compromettre sa sanlé! Sainte Thérèse n'était pas plus contente d'avoir vu le Christ que ce gars-là n'est content de- voir venir les bœufs d'Amérique en France I Aristophane et Molière^ quels galopins vous fûtes! G'esl'parce que je suis au bout de mon papier et qu'il est ujie heure et demie passée que je te quitte, car je suis fort en train de causer. Adieu donc, toutes sortes de tendresses. , A la mAnie. Croisset, vendredi, minuit. As-tu encore ta dent? fais-toi donc enlever cela, tout de suite.. Rien n'est pis au monde que la douleur physique et c'est bien plus d'elle que de la moEt, que je suis homme, comme dit Montagne,. << àmQ. met- tre sous la peau d'un veau pour l'éviter, ». Elle a cela de mauvais, la douleur, qu'elle nous fait trop sentir la vie; elle nous donne à nous-môme comme la preuve d'une malédiction qui pèse sur nous, elle ktimili^et cela est triste pour des gens qui ne se soutiennent que par l'orgueil. Certaines natures ne soufl'rent pas, les gens sans nerfs sont-ils heureux? mais de combien de choses ne sont-ilspasprivés?A mesure qu'on s'élève dansl'échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est-à-dire 38. .oo>^li: 330 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT- la faculté de souffrir; souffrir et penser seraient-ils donc même chose? Le génie après tout n'est peut- être qu'un raffinement de la douleur, c'est-à-dire une méditation de l'objectif à travers notre àme î la tris- tesse de Molière venait de tonte la bêtise humaine qu'il sentait comprise en lui, il souffrait des Diafoi- ru9 et des Tartuffes qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. Est-ce que l'Ame d'un Véronèse, je suppose, ne s'imbibait pas de couleurs comme un morceau d'étoffe plongé dans la cuve bouillante d'un teinturier? tout lui apparaissait avec des grossisse- ments de ton qui devaient lui tirer l'œil. Michel-Ange disait que les marbres frémissaient à son approche; ce qu'il y a de sûr c'est qu'il frémissait, lui, à l'ap- proche des marbres. Les montagnes pour cet homme avaient donc une &me, elles étaient de nature corres- pondante, c'était comme la sympathie de deux éléments analogues ; mais cela devait étabUr, je ne sais où ni comment, des espèces de traînées volcaniques d'un ordre inconcevable, à faire péter la pauvre boutique humaine. Me voilà à peu près au miUeu de mes comice» (j'ai fait quinze pages ce mois, mais non finies), est- ce bon ou mauvais je n'en sais rien; quelle difflculté que le dialogue quand on veut surtout qu'il ait du caractère ; peindre par le dialogue et qu'il n'en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant môme banal, cela est monstrueux et je ne sache per- sonne qui l'ait fait dans un livre. Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l'épopée. Ce soir j'ai encore recommencé sur un nouveau plan ma maudite page des lampions que j'ai déjà écrite quatre Cols, il y a de quoi se casser la tête con- ,00;ilc CORRESPONDANCE DE G- FLAUBEKT. 331 tre le mur ! il s'agit (en une page) de peindre les gra- dations d'enthousiasme d'une multitude à propos d'un iionliomme qui sur la façade d'une mairie place suc- cessivement plusieurs lampions; il faut qu'on voie la foule gueuler d'étonnement et de joie et cela sans charge ni réflexions de l'auteur. Tu t'étonnes quel- quefois de mes lettres, me dis-tu; tu trouves qu'elles sont bien écrites, belle malice; là, j'écris ce que je pense, mais penser pour d'autres et les faire parler comme ils eussent pensé, quelle différence! Dans ce moment-ci par exemple je viens de montrer dans un dialogue un paiticulier qui doit être k la fois bon en- fant, commun, un peu canaille et prétentieux! et à travers tout cela il faut qu'on voie qu'Upousse sapointe. Au reste toutes les difficultés que l'on éprouve en écrivant viennent du mangue d'ordre. C'est une convic- tion que j'ai maintenant, si vous vous acharnez à une tournure ou à une expression qui n'arrive pas c'est que vous n'avez pas l'idée. L'image OU le sentiment bien net dans la tête amène le mot sur le papier, l'un coule del'autre. * Ce que l'on conçoitbien, etc. » Je le relis ce vieux père Boileau ou plutôt je l'ai relu en entier (je suis à présent à ses œuvres en prose), c'était lin maître homme et un grand écrivain surtout, bien plus qu'un poète, mais comme on l'a rendu bêtel quels piètres explicateurs il a eus 1 La race des profes- seurs de collèges, pédants d'encre p&le, a vécu sur lui et l'a aminci, déchiqueté comme une nuée de han- netons fait à un arbre; il n'était déjà pas si touffu ! n'importe, il était solide déracine et bien planté, droit, campé. La critique littéraire me semble une chose toute neuve à faire ; ceux qui s'en sont mêlés n'étaient pas du métier, ils pouvaient peu^êt^e connaître l'anato- 00;ilc 332 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. mie d'une phrase, mais ils n'entendaient goutte à la physiologie du style. Et la Servante? pourquoi ai-je peur que ce ne soit trop long? Au reste il vaut mieux ôtre trop long que trop court, mais le défont général des poètes est lalon- gueur comme le défaut des prosateurs est le commun, ce qui fait que le» premiers sont ennuyeux et les seconds dégoûtants. Lamartine, Eugène Sue... I^ vers par lui-même est si commodeà déguiser l'absence d'idéesl Analyse une belle tirade de vers et une autre de prose, tu verras laquelle est la plus pleine. La prose, art imtoatériel, a besoin d'être bourrée de choses sans qu'on les aperçoive, mais en vers les moindres pa,- ' raissent; ainsi la compar^on la plus inaperçue dans une phrase de prose peut fournir tout un sonnet; il y a beaucoup de troisièmes et de quatrièmes plans en prose ; doit-il y en avoir en poésie? J'ai duis ce moment une forte rage de JuvénaL Quel style ! quel style ! et quel langage que le latin ! Je commence aussi & entendre Sophocle un peu, ce qui me flatte. Qu&nt h Juvénal, ça va assez rondement sauf un conlre-sens par ci par là et dont je m'aper- çois vite. Je voudrais bien savoir et avec moult dé- tails pourquoi Saulcy a refusé l'article de I^çconte; quels sont les motifs qu'on lui a allégués? cela peut nous être curieux à connaître, tâche d'avoir le Ibi mot de l'histoire. ,. - Tâche de te mieux porter et de travailler h. Paris comme tu travaillais à la campagne ; tu as pour- tant tout ton temps à toi. Je plains bien ce pauvre Leconte de sa leçon. Pour avoir fait ce métier comine Bouilhet l'a fait pendant quatre ans à huit et dix heures par jour (et il avait de plus que Leconte les maîtres de' pensions sur le dos), je crois qu'il fallait i,<„,,,." ,,Goo<^lc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 333 ■être né avec une constitution enragée de force, un tempérament cérébral titanique. Il aura bien mérité la gloire aussi celui-là I mais on ne va au ciel que par le martyre, oh y monte avec une couronne d'épines, le «œor percé, les mains en sang et la figiire radieuse. Adieu, mille baisers sur la tienne. A la même. Croisset, vendredi, mmu:t. Je ne t*en écrirai pas long, ce soir, bonne chère amie, tant je suis mal à mon aise, j'ai plus besoin de me coucher que d'écrire encore. J'ai eu tonte la soirée des maux d'estomac et M ventre à m'évanouir si j'en étais capable; je crois que c'est nne indiges- tion. J'ai aussi fort mal & la tête, je suis brisé. Voilà trop de nuits que je me couche tard! Depuis que nous sommes revenus de Trouville, je me suis rare- ment mis au iil avant 3 heures; c'est une bêtise oùjem'épuise.maisje voudrais tant avoir fini ceromani Ahl quels découragements quelquefois, quel roclier de Sisyphe à rouler que le style et la prose surtout ! ça n'est j'amaii fini. Cette semaine pourtant et surtout ce soir (malgré mes douleurs physiques) j'ai fait un grand pas. J'ai arrêté le plan du milieu de mes co- mices (c'est du dialogue à deux, coupé par un discours, des mots de la foule et du paysage) ; mais quand les aurai-je faits? Comme cela m'ennuie, que je voudrais en tire débarrassé pour t'aller voir I j'en ai tant besoin et je te désire beaucoup. Je ne t'avais pas dit ces vacances, chère amie (cela n'aurait pas eu de sens), mais cet hiver, ma mère devant aller à Paris, je te réitère la promesse de mon 33V CORRESPONDANCE DB G. FLAUBERT, engaf^ement, jt ferai tout mon possible pour que vooa vous voyiez, pour que vous voua connaissiez. Après cela, vous vous arrangerez comme voua l'entendrez. Je me casse la tête h. comprendre l'importance qne tu y mets, mais enfin c'est eonvenu, n'en parlons plus. Comme Leconte a eu raison de montrer les dents à Planche! Ces canaUlea-làl c'est toujours la raéioe cbose. Oignei Tjlain, il voue poiodra ; Polgnei TilaiD, il tous oindra* Avance-t-il dans son poème celtique, ce bon Leconte? Vous allez Être là-bas cet hiver un trio sapeilte. Hoi, ma solitude commence et ma vie va se dessiller comme je la passerai^ peut-être pendant trente ou quarante ans encore. J'aurai beau avoir nn logement à Paris, je n'y vivrai jamais (pie queli^ues mois de l'année, mon plus grand temps se passera ici;... enfin Dieu est grand!... Oui, je vieillis et cela me vieillit beaucoup ce départ de Bouilhet, quoique je ne le re- tienne guère, quoique je le pousse à partir. Comme mes cheveux tombent! Un peiruquier qui me les coupait lundi dernier en a été effrayé, comme le capitaine de la laideur de Villemain. Ce qui m'at- triste, c'est que je deviens triste et bêtement, d'une façon sombre et rentrée; Oh 1 la Bovary, quelle meule usante c'est pour moi ! L'ami Maxime a conuneucé à publier son Voyage en Egypte, Le Nil pour faire pendant au Rhin; c'est curieux de nullité; je ne parle pas du style, qui est archiplat et cent fois pire encore que dans le Livre posthume; mais comme fond, il n'y a rien! les détails qu'il a le mieux vus et les plus caractéristiques dans la nature il les a oubliés. Toi qui as lu mes notes, tu seras 'i:,<,n--erl,, Google CORRESPONDANCE DE G'. FLAUBERT. 333 frappée de cela. Quelle dégringolade rapide! Je to recommande surtout son passage des pyramides où brille, par parenthèse, un éloge de M. de Persigny. As-tu répondu au Crocodileï vas-tu lui répondre? faut-il que je lui écrive? Adieu; k toi. A la mèins, CroJsset, mercredi, minuit. ' J'ai la tête en feu comme il me souvient de l'avoir eue après de longs jours passés à cheval; c'est que j'ai aujourd'hui rudement chevauché ma plume. J'écris depuis midi et demi sans désemparer (sauf de temps à autre pendant cinq minutes pour fumer une pipe, et une heure tantôt pour dhier). Mes comices m'embê- taient tellement que^j'ai lâché là, jusqu'à ce qu'ils soient finis, Grec et Latin; je ne fais plus que ça & partir d'aujourd'hui; ça dure tropl il y a de quoi en crever, et puis-je veux l'aller voir, Bouilhet prétend que ce sera la. plus belle scène du livre. Ce dont jç suis sur, c'est qu'elle sera neuve et que l'intention en est bonne. Si jamais lès effets d'une' symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Jl (aut que ça kurlepar l'ensemble, qu'on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d'amour et des phrases d'administrateurs; il y a du soleil surtout cela et des coups de vent qui font remuer les grands bonnets. Mais les passages les plus difficiles de Saint Antoine étaient jeux d'enfant en comparaison. J'arrive au dramatique rien que par l'entrelacement du dialo- gue et les oppositions du caractère. Je suis maintenant en plein. Avant huit jours j'aurai passé le nœud d'où tout dépend. Ma cervelle me semble petite pour em- 00;ilc 336 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, brasser d'un seul coup (fceil cette aituation complexe. J'écris dix pages k la fois, sautant d'uae ptirase h l'autre. Je suis ju^sgoe sûr que Gautier ne t'a pas vue dans la rae lorsqu'il ne t'a pas saluée ; il estfortoiyope côimue moi, & qui pareilles choses sont contumières. C'eût été une insolence gratuite, qui n'est pas du reste dans ses allures, c'est ,un gros bonhomme fort paci- fique et très p Quant à épouser les anîmosités de l'ami, j'en doute fort, à la manière dont il m'en a parlé le premier. La dédicace, malgré ton opinion, ne prouve rien du tout, pose et lepoae. Le pauvre gar- çon 9e raccroche h tout, accole son nom à tout, quelle descente que ce Nil! Si quelque chose pouvait me rafl'ermir dans mes théories Uttéraires ce serait bien lui. Plus le temps s'éloigne où Du Camp suivait mes avis et plus il dégringole, car il y a de Galaor au Nil une décadence effrayante, et en passant par le lÀvrt posthume, qui est leur intermédiaire, le voilà mainte- nant au plus bas et de la force du jeune Oelessert, ça ne vaut pas mieux. La proposition de Jacotot m'a étrangement révolté, et tu as eu bien raison. Toi aller faire des pplitessesà un galopin pareil ! oh ! non, non, Quelle étrange créature tu fais, chère amie, pour m'envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien. Tu me demandes une chose, ja te dis oui, je te la repromets, et tu grondes encorel Eh bien, puisque tu ne me caches rien [ce dont je t'approuve), moi je ne te cache pas que cette idée me paraitun tic chez toi : tu veux établir entre des affections de na- ture différente une liaison dont je ne vois pas le sens et encore moins l'utilité. Je ne comprends pas du tout comment les poUtesses que tu me fais à Paris enga- DKjiiiiPrt b, Google CORRESPONDANCE DE G. FLA.UBERT. 337 genl ma mère en rien. Ainsi j'ai été pendant trois ans chez Schlesinger où elle n'a jamais mis les pieds. De même que voilà huit ans que Bouilhet vient coucher, ■ dîner et déjeuner tous les dimanches ici sans que nous - ayons eu une fois révélation de sa mère, qui vient à Rouen S peu près tous les mois ; et je t'assure bien que la mienne n'en est nullement choquée. Enfin, il sera fait selon ton désir. Je te promets, je te le jure, que je lui exposerai tes raisons et que je la prierai de faire que vous vous voj'iez. — Quant au reste, avec la meil- leure volonté du monde je n'y peusrien ; peut-être vou-s convie ndrez-vouB beaucoup, peut-être vous déplairez- vous éaonnément. La bonne femme est peu liante, et elle a cessé de. voir, non seulement toutes ses ancien- nes connaissances, mais ses amies mêmes. Je ne lui en connais plus qu'une, et celle-là n'habite pas le pays. Je viens de finir la correspondance de Boileau, il était moins étroit dans l'intimité qu'en Apollon. J'ai vu là bien des confidences qui corrigent ses jugements. Téiémaque est assez durement jugé, etc., et il avoue que Malherbe n'était pas un poète. Mais n'as-tu pas remarqué combien ça a peu de valeur les correspon- dances des bonshommes de cette époque-là? on était terre à terre en somme. Le lyrisme en France est une faculté toute nouvelle; je crois que l'éducation des " jésuites a fait un mal considérable aux lettres. Ils ont enlevé de l'art la nature. Depuis la fin du XVI" siècle jusqu'à Hugo, tous les hvres, quelque beaux qu'ils soient, sentent la poussière du collège. Je m'en vais relire ainsi tout mon ffançuis et préparer de longue main mon histoire du sentiment poétique en France. Il faut faire de la critique comme on fait de l'histoire naturelle, avec absence d'idée moi-ale, il ne II. 23 338 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, s'agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais I)ieD d'exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre et par quoi elle vit (l'esthétique attend son GeofTroy Saint-Hilaire, ce grand hommei]m a montré la lé^timité des monstres) . Quand ou aura pendant quelque temps traité l'àme humaine avec l'impartialité que l'on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un pas immense; c'est le seul moyen à l'humanité de se mettre un peu au-dessus d'elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement dans le miroir de ses œuvres, elle sera comme Dieu, elle se jugera d'en haut. — Eh bien, je crois celafaisable;c'estpeut-être, comme pour les mathématiques, rien qu'une méthodeàtrouver. Elle sera applicable avant tout à l'art et à la religion, ces deux grandes manifestations de l'idée; que l'on com- mence ainsi je suppose : la première idée de Dieu étant donnée (la plus faible possible], le premier sen- timent poétique naissant (le pins menu qu'il soit], trouver d'abord aa manifestation, et on la trouvera ai- sément chez l'enfant sauvage, etc.; voilà donc un premier point; là vous établissez déjà des rapports; puis, que l'on contiaue, et en tenant compte de tous les contingents relatifs, climat, langue, etc. ; donc de degré en degré on peut s'élever ainsi jusqu'à l'art de l'avenir, et h l'hypothèse du Beau, à la conception claire de sa réalité, à ce type idéal où tout notre effort doit tendre ; mais ce n'est pas moi qui me chargerai de la besogne, j'ai d'autres plunies à tailler. Adieiu iiiPrt b, Gcjo^L' CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 339 A ta mime. Croisset, 1 heure, nuit de Iiisdi. J'ai fait ce matiii mes adieux à BouUhet; le voilà parti pour moi; il reviendra samedi, je le reverrai peut-être encore deux autres fois; mais c'est fini, les vieux dimanches sont rompus. Je vais être seul, main- tenant, seul, géul. Je suis navré d'ennui et Immilié d'impuissance ; le fond de mes comices est à refaire, c'est-à-dire tout mon dialogue d'amour dont je ne suis qu'à la moitié; les idées me manquent, j'ai beau me creuser la tête, le cœur et les sens, il n'en jaillit rien. J'ai passé aujourd'hui toute la journée et jusqu'à maintenant à me vautrer à toutes les places de mon cabinet, sans pouvoir non seulement écrire une ligne, mais trouver une pensée, un mouvement! Vide, vide complet. Ce hvre, au point où j'en suis, me torture tellement {et si je trouvais un mot plus fort, je l'emploierais) que j'en suis parfois malade physiquement. Voilà trois semaines que j'ai souvent des douleurs à défaOUr; d'autres fois ce sont des oppressions ou bien des envies de vomir à table. Je crois qu'aujourd'hui je me serais pendu avec déhces, si l'orgueil ne m'en empê- chait; il est vrai que je suis tenté parfois de f..... tout là et la Bovary d'abord. Quelle sacrée mauvaise idée j'ai eue de prendre un sujet pareUl Ah! je les aurai connus les affres de l'art! Je me donne encore quinze jours pour en Unir; au bout de ce temps-là si rien de bon n'est venu, je lâche le roman indéfiniment et jusqu'à ce que je res- sente le besoin d'écrire. Je t'irais bien voir tout de suite, mais je suis tellement irrité, irritant, maussade, ^lc 346 CORIIESPONDANCE DE G. FLàliBERT. pareille, ni de si longue, et de ai doace, et de si pro fonde surtout. Quant à cette question de mon instal- lation immédiate à Paris, il faut la remettre ou plntât la résoudre tout de suite : cela m'est impoitible maiti- lenant (et je ne compte pas l'argent que je n'ai pas et qu'il faut avoir). Jemeconnais bien, ce serait un hiver de perdu et peut-ôtre tout le livre. Bouilhet en parle à son aise, lui qui heureusement a l'habitude d'écrire partout, qui depuis doiue ans travaille continueUe- ment dérangé, mais moi c'est toute une vie nouvelle à prendre. Je suis comme une jatte de lait, pour que la crème se forme, il faut la laisser immobile. Ce- pendant je te le répète : si tu veux que je vienne, maintenant, tout de suite, pendant un mois, deux mois, quatre mois, coûte que coûte, j'irai; tant pis! Sinon, voici mes pl^ns et ce que je ferai : d'ici à la fin de la Bovary je t'irai voir plus souvent, huit jours tous les deux mois sans manquer d'une semaine, sauf cette fois où tu ne me reverras qu'à la fin de janvier; ainsi nous nous verrons ensuite au mois d'avril, de juin, de septembre, et dans un an je serai bien près de la fin. J'ai causé de tout cela avec ma mère ; ne l'accuse pas (même en ton cœur), car elle est plutôt de (on bord. J'ai pris avec elle mes arrangements d'argent et eUe va faire cette année ses dispoËÎtioos pour mes meubles, mon hnge, etc. J'ai déjà avisé un domestique que j'emmènerai à Paris; tu vois donc que c'est une résolution inéb>-anlable, et à moins que je ne sois crevé d'ici à trois cents pages environ, tu me verras installé dans la capitale. Je ne déménagerai rien de mon cabinet parce que ce sera toujours U que j'écrirai le mieux, et qu'en définitive je passerai le plus de temps, à cause de ma mère qui se fait vieille; mais rassure- toi, je serai piété là-has et bien. l,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3M Sais-tu oti m'a mené la mélancolie de tout cela et quelle envie elle m'a donnée? celle de f.,... là à tout jamais la littérature, de ne plus rien faire du tout et d'aller vivre avec toi- Je me disms : l'art vaut-U tant de tracas, d'ennui pour moi, de larmes pour elleî A qooibontantderefoulements douloureux pour aboutir ea définitive au médiocre? car je t'avouerai que je ne suis pas gai, j'ai de tristes doutes par moments et sur l'homme et sur. l'oeuvre, sur celle-ci comme sur les autres. J'ai relu Novembre, mercredi, par curiosité. J'étais bien le môme particulier il y a onze ans qu'au- jourd'hui (à peu de chose près du moins, ainsi j'en excepte une grande considération poor les p ., que je n'ai plus que théorique et qui jadis était pratique); cela m'a paru tout nouveau, tant je l'a- vais oublié, mais ce n'est pas bon, il y a des mons- truosités de mauvais goût, et eu somme l'ensemble n'est pas satisfaisant. Je ne vois aucun moyen de le récrire, U faudrait tout refaire, par ci par là une bonne phrase, une bonne comparaison, mais pas de tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le che- min de l'Ëducalion sentimentale, et restera avec elle dans mon carton indéfiniment. Ahl quel nez fin j'ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publierl comme j'en rougirais maintenantl Je suis en train d'écrire une lettre monumentale au Crocodile, Dépéche-toi de m'envoyer la tienne, car voilà plusieurs jours que ma mère a écrit la sienne à M' Parmer et me persécute pour que je lui donne la mienne afin de la faire partir. Je relis du Montaigne; c'est singulier comme je suis , plein de ce bonhomme-là ! est-ce une coïncidence ou bien est-ce parce que je m'en suis bourré toute une année il dix-huit ans où je ne lisais que lut, mais i..„,,. .,Goo>^lc 318 ■ CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT., je suis ébahi souvent de trouver l'analyse très déliée de mes moindres sentiments! Nous avons mêmes goats, mêmes opinions, même manière de vivre, mêmes manies. Il y a des gens que j'admire plus que lui, mais il n'y en a pas que j'évoquerais plos volon- tiers et avec qui je causerais mieux. A toi. A la méin«. Croiseet, dimanche, 10 bearu. Quelle gentille et bonne lettre j'ai reçue de toi, ce matin, pauvre chËre Muse! Quoique tu m'y dises de ■ te répondre longuement, je ne le ferai pas, parqe que Bouilhet est là; je profite même de ce moment oii il eqt & faire ses adieux à ma mère pour t'envoyer ce mot. C'est son dernier dimanche, j'ai le cœur tout gros de tristesse. Quelle pitoyable chose que nous! Nous avons relu cet après-midi du Melœnis ; nous venons de parler de Du Camp, de Paris, de la politique, etc. Mille douceurs et mille amertumes me reviennent ensemble, et là maintenant, seul en face avec ta pen- sée, l'idée du chagrin continuel que je te Câuâe se mêle à ces autres faiblesses. C'est comme si mon âme a\-ait envie de vomir ses anciennes digestions. L'idée de tes mémoires écrits plus tard dans nos solitudes à nous deux m'a attendri. Moi aussi j'ai eu souvent ce projet vague. Mais il faut réserver cela pour la vieillesse, quand l'imagination est tarie. Rap- pelonsnous toujours que l' impersonnalité est le signe de la force; absorbons l'objectif et qu'il circule en nous, qu'il se reproduise au dehors sans qpi'on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur- ne doit être bon qu'à senUr celui des DKjnien 1,, Google GORRESPOÏIDANGE DS 0: FLAUBERT. 34» autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe. ,-.->. Non, n'invite pas de Liale pour, jeudi; le vendredi si tu veux; soyons seuls le premier jour. Quoique cela va encore t'indigner, je continuerai à descendre rue du Helder. Bouiihet a été assez mal & l'hâtel du Bon Lafontaine; j'ai d'ailleurs assez vécu dans ce quartier î et puis, au lieu de m'éparg;ner des courses, cela m'en causerait plus; j'expédierai comme de coutume les miennes le matin, puis je viendrai chez toi pour tout le reste du jour (sauf un ou deux peut-être où je n'y dînerai pas); je t'assure enfin que cela me dérangerait beaucoup de descendre si loin du centre (expression provinciale). Bouiihet a été content de mes comices, refaits, raccourcis et déûnitivement arrêtés. Moi ça me parait un peu sanglé, un peu trop cassé et rude, je n'ai plus que cinq à sept pages pour que toute cette scène soit finie. Quand je t'ai quittée û dernière fois je croyais être bien avancé à notre prochaine entre- vue! Quel mécompte! j'ai écrit seulement vingt pages en deux mois, mais elles en représentent bien cent! Je te promets bien qu'à l'avenir, c'est-à-dire cette année, je ne serai janms si longtemps sans venir. A Ift même. Crois»et, Duit de mardi- Sais-tu que ta m'éblouis par ta facilité 1 En dix jours tu vas avoir écrit six contes! Je n'y comprend» rien (bons ou mauvais, je les admire). Moi, je suis comme les vieux aqueducs : il y a tant de détritus aux bords de ma pensée qu'elle circule lentement et ne n. 30 aqnz^r. h; Google 3S0 CORaESP0NDA.NCE DE Q. FLA.U6ERT. tombe que goutte h goutte du bout de ma plume. Quand tu vas être débarrassée de cette besogne, re- prendB vite ta Servante! soigne la fin, il faut que la folie de Mariette soit hideuse. La hideur daos les sujets bourgeois doit remplacer le. tragique qui leur est incompatible. Quant aux corrections, avant d'en ' faire une seule, remédite l'ensemble et tÂche surtont d'améliorer, non par des coupures, mais par une créa- tion nouvelle. Toute correction doit être faite avec sens; il faut bien ruminer son objectif avant de son- ger h la forme, car elle n'arrive bonne que si l'illu- sion du sujet nous obsède. Serre tout ce qui est de Mariette et ne crains pas de développer (en action, bien entendu) tout ce qui est de la servante. Si ta généralité est puissante, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l'anecdote. Pense le plus possible à toutes les servantes. Et maintenant causons de nous. Tu es triste, et moi aussi. Depuis mardi matin jusqu'à jeudi soir, c'était k en crever. J'ai senti (comme ce jour dans la baie de Naples où j'allais me noyer, et où ma peur me faisant peur cessa de suite) que mon sentiment me submergeait. J'avais une fureur sans cause; mais j'ai lâché dessus des robinets d'eau glacée, et me revoilà debout. L'absence de Bouilhet m'est dure ; joins-y les idées que je me fais de ta solitude, de ton chagrin, le monologue que je me tiens au coin de mon feu et où je me dis: « Elle m'accuse, ellepleurel» et lès phrases à faire, le mot qu'on cherche!... Quelle saleté que la vie ! quel maigre potage couvert de cheveux I Ne nous plaignons pas; nous sommes des privilé- giés 1 Nous ayons dans la cervelle des éclairages au gaz I et il y a tant de gens qui grelottent dans une mansarde sans chandelle I DKjiiiiPrt b, Google COBRËSPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3S» "Tu pleures quand tu es seule, pauvre amie! Non, ne pleure pas, évoque .la compagnie des œuvres à faire; appeUe des figures éternelles. Au-dessus de la vie, au-dessns du bonheur, il y a quelque chose de bleu, dlncaiidescent au grand ciel immuable et subtil dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n'est que le reflet pâle du verbe caché", mais si ces manifesta- tions noua sont à nous autres impossibles h cause de la faiblesse de nos natures, l'amour, l'amour, l'aspi- ration nous y renvoie, elle nous pousse vers lui, nous y confond, nous y mêle. On peut y vivre; des peuples entiers n'en sont pas sortis, et il y a des siècles qui ont ainsi passé dans l'humanité comme des comètes dans l'espace tout échevelés et sublimes. Tuis^, j'ai un casque de fer sur le crâne; depuis 2 heures de l'après-midi (sauf vingt-cinq minutes à peu près pour diner) j'écris de la Bovary, je suis à leur prome- nade à cheval, en plein, au milieu; on sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j'aie passée dans l'illusion complètement et depuis un bout jusqu'à l'autre. Tantôt, k ,6 heures, au moment où j 'écrivais le mot attaque de nerfs, j 'étais si emporté, je gueulais si fort etsentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j'ai eu peur moi-même d'en avoir une, je me suis levé de ma table et j'ai ouvert la fenÉtre pour me calmer; la tète me tournait; j'ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos etàlatéte, une sorte de lassitude i:,<,n--er 1,, GcjOgIc CORRESPONDAnCE DE G. FLAUBERT. 339 pleine d'éaervemenls, et puisque je suis dans l'amour, il est bien juste que je ne m'endorme pas sans l'en- voyer leur caresse, un baiser et toutes les pensées qui me lestent. Cela sera-t^U bonî je n'en sais rien (je me hilte un peu pour montrer à Bouilhet un ensemble quand il va venir); ce qu'il y a de sûr, c'est que ça marche vivement depuis une huitaine. Que cela con- tinue 1 car je suis fatigué de mes lenteurs; mais je redoute le réveil, les désillusions, les pages recopiées ! N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui par exem- ple homme et femme tout ensemble, amant et maî- tresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forôt par une après-midi d'automne sous des feuilles jaunes et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'on se disait et le soleil rouge qui faisait 8'entrefenner leurs paupières noyées d'amom. Est-ce orgueil ou pitié, est-ce le débordement niais d'une sa- ' tisfaction de soi-même exagérée ? ou bien un vague et noble sentiment de reUgion? Mais quand je rumine ; après les avoir senties cesjouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au bon Dieu si je savais qu'il pût m'entendre. Qu'il soit donc béni pour ne pas m'avoir fait naître marchand de coton, vaudevilliste, homme d'esprit, etc.! Chantons Apollon comme aux premiers joors, aspirons à pleius poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos gui- tares et nos cymbales, et tournons comme des der- viches dans l'éternel brouhaha des formes et des idées : Qu'importe à mon orgueil qu'un vain peuple m'accuse... Ceci doit ôtre un vers de M. de Voltaire, quel- l,<,n.-<- ,, Google 360 CORSESPONDAMCE DE 0. FLAUBERT. que pari, je ne sais où, mais voilà ce qu'il faut se dire. Oh ouil va, pauvre Muse, tu as bien raison : si j'étais riche, tous ces gens-là baiseraient tes souliers, pas même tes souliers, mais la trace, l'ombre! Tel est le courant des choses. Pour faire delà littérature étant femme, il faut avoir été passée dans l'eau du Styx. BouUhet ne m'a écrit dans ces derniers temps que des leltres fort courtes et ne me parle pas de sa dul- cinée. Cette femme est rouée, elle connaît le monde, elle pourra ouvrir à Bouilhet des horizons nouveaux... piètres horizons il est vrail mais enfin ne faut-il pas connaître tous les appartements du cœur et du corps social depuis la cave jusqu'au grenier, même ne pas oublier les latrines et surtout ne pas oublier les latri- nes I II s'y élabore une chimie meilleure, il s'y fait des décompositions fécondantes. Qui sait à quels sucs d'excréments nous devons le parfum des roses et la saveur des melons? A-t-on compté tout ce qu'il faut de bassesses contemplées pour constituer une grandeur d'âme? tout ce qu'il faut avoir aiaté de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices pour écrire une bonne page 1 Nous sommes cela nous autres, des vidangeurs et des jardiniers, noas tirons des putréfactions de l'humanité des délectations pour elle-même, nous faisons pousser des banneUes de fleura sur des misères étalées. Le fait se distille dans la forme et monte en haut comme un pur encens de l'Esprit vers l'Étemel, l'immuable, l'absolu, l'idéal. J'ai bien vu le père *" passer dans la me avec sa redingote et son chien. Pauvre bonhomme!... comme û se doute peu 1 As-tu songé quelquefois à cette quantité de femmes qui ont des amants, à cette quan- tité d'hommes qui ont des maîtresses, à tous ces mé- nng-es? Que de mensonges, de larmes et d'angoisses 1 l.,<,n.-<- ,, Google COHREBPOXMNCE DE G. FLS.UBERT, 361 C'est de tout cela que ressort le grotesque et le tra- gique; aussi, l'un et l'autre ne sont que le même masque qui recouvre le même néant et la fantaisie rit au mibeu comme une rangée de dents blanches au- dessous d'un bavolet noir. Adieu, chère bonne Muse ; de t'écrire m'a passé mon mal au front que je mets sous tes lèvres et vais me coucher. Encore adieu. A la même. Croisset, mercredi, Il beuregdu soir Sois sans inquiétude, pauvre amie, ma santé est meilleure que jamais. Rien de ce qui vient de moi ne me fait niai, C'est l'élément extérieur qui me blesse, m'agite et m'use. Je pourrais travailler dix ans de suite dans la plus austère solitude sans avoir un mal . de tôte ; tandis qu'une porte qui grince, la mine d'un bourgeois, une proposition saugrenue, etc., me font battre le cœur, me révolutionnent. Je suis comme ces lacs des Alpes qui s'agitent aux brises des vallées (à ce qui soufQe d'en bas à ras du sol), mais les grands venta des sommets passent par dessus sans rider leur surface et ne servent au contraire qu'à chasser la brume ; et puis ce qui plail fait-il jamais du mal ? la vocation suivie patiemment et naïvement devient unefonction presque physique, une manière d'exister qui embrasse tout l'individu. Les dangers de l'excès sont impossibles pour les natures exagérées. J'ai reçu la nouvelle de la chute de M" Augier et Sandeau. Que ces deux gaillards-lk aient un rapla- tissement congru, charmant! Je suis toujours content de ■'■"oir les gens d'argent enfonces. II. 31 aqnz^r. h; Google 382 COflRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Ah I gens d'esprit, qui voua moquez de Vart par amour dea petits bous, gagnez-en donc de l'aigcnl'. Quand je songe que (quantité de gens de lettres mm- tenant jouent à la Bourse! Si cela n'est pas à faire vomiri quoique la Seine, à cette heure, soit froide, j'y prendrais de suite un bain pour avoir le plaisir de les voir crever de faim dans le ruisseau , -tous c«s mis6rables-là. Riea ne m'indigne plus, dans la vie réelle, que la confusion des genres. Comme tous ces poétes-là eussent été de bons épiciers il y a cenl ans, quand il était impossible de gagner de l'argent avec sa plumel quand ce n'était pas un métier (la to- lère qui m'étouffe m'empêche de pouvoir écrire — li'- téral). La mine de Badinguet, indigné de la pièce ou plutôt de l'accueil fait à la pièce! Bénaurme! spien- dide : ce brave Badinguet I qui désire des chefs-d'œuvre en cinq actes encore, et pour relever les Français- Comme si ce n'était pas assez d'avoir relevé l'ordre,!* religion, la famille, la propriété, etc., sans vouloir r«-. lever les Français 1 Quelle nécessité, mais quelle rage de restauration! Laisse donc crever ce qui a envie An mourir. Un peu de ruines {c'est une des conditions du paysage historique et social). Ce pauvre Augiefi qui dîne si bien, quia tant d'esprit et qui me déclarait, à moi, n'avoir jamais fourré le nez dans ce bouquu- là (en parlant de la Bible)! As-tu jamais remarqué comme tout ce qui est?""' voir est stupide? En fait d'art, ces excellents gouve^ nements [rois ou républicains) s'imaginent qu'il dJ' a qu'à commander la besogne, et qu'on va leur fournit; ils instituent des pvix, des encouragements, des aca- démies, et ils n'oublient qu'une seule chose, uiietouW petite chose sans laquelle rien ne vit, Xaimos'phère. H y a deux espÈcesdehttératures, celle que j'appellerais CORRESPOPiDAKCE DE G. FLAUBERT. M3 la nationale (et la meilleure), puis la lettrée, l'indi- viduelle. Pour la réalisation de la première, il faut dans la masse un fonds d'idées communes, une soll< darité (qui n'existe pas), un lien; et pour l'entière ex- pansion de l'autre, il faut la liberté, mais quoi dire? et sur quoi parler maintenant? Cela ira en empirant, je le souhaite et je l'espère. J'aime mieux le néant que le mal et la poussière, que la pourriture ; et puis l'on se relèvera! l'aurore reviendrai nous n'y serons plusl qu'importe? Je ne t'ai point parlé du Tigre de de Lislo, j'ai oublié l'autre jour. Eh bien, j'aime mieux le Bœuf, et de beaucoup; voici mes raisons. Je trouve la pièce iné- gale et faite comme en deux parties; toute la seconde, h partir de Lui, baigné par la flamme, est superbe. Mais il y a bien des choses dans ce qui précède, que je n'aime pas ; d'abord la position de la bote, qui s'en- dort le ventre en l'air, ne me semble pas naturelle, jamais un quadrupède ne s'endort le ventre en l'air. La langue rude et rose va pendant. Rude, et va pendant est exagéré de tournure. C3e vers : Toute rumeur s'éteint autour de son ropoa est disparate de ton avec tout ce qui précède et tout ce qui suit; ces detix mots rumeur et repos qui sont pres- que métaphysiques, qui sont non imagés, me sem- blent d'un effet mou et lâche. Ainsi intercalé dans une description très précise, je vois bien qu'il a voulu mettre un vere de transition très calme et simple: eh bien, alors, s'éteinl est chargé, car c'est une méta- phore par soi-même. Ensuite, nous perdons trop le tigre de vue avec la panthère, les pythons, la cantha- ride (ou bien alors il .l'y en a pas assez, le plan secon- .oo<^lc 36i CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, daire n'étant pas assez long se mêle un peu au prin- cipal et l'encombre), Mmcuteux, à pythons, ne mo semble pas heureux; sur les serpents, voit-on saillir les muscles? le roi rayé, voilà un accolement de mots disparates, le roi (métaphore) rayé (technique), si c'est roi qui est l'idée principale, il faut une épithète déri- vant de Cidée de roi. Si c'est rayé, au contraire, sur qui doive se porter l'attention, il faut un substantif en rapport avec rayé, et il faut appeler le tigre d'un nom qui, dans la nature, ait des raies^; or un roi n'est pas rayé. A partir de là, la pièce me parait fort belle, Mais l'ombre en nappe noire à l'horizon descend' est bien ample, bien calme. Le vent passe au sommet des bamboue, il e'envole Et Superbe. Je n'aime pas à cette place, dans un milieu si raide, les nociurnes gazelles, pour dire qui \'iennent pendant la nuit. C'est une expression latine ; n'im- porte, c'est trop poétique à côté d'un vers aussi vrai que celui-ci : Le (risson de la faim fait palpiter son flanc. Quant aux quatre derniers, ils sont sublimes. Je te prie de ne point lui faire part de mes im- pressions; ce garçon est assez malheureux sans que mes critiques s'y joignent. Enault doit être splendide, depuis qu'il est revenu d'Orient;nous allons avoir encore un voyage d'Orient! impressions de Jérusalem! Ah! mon Dieu, descrip- tions de pipes et de turbans; on va nous apprendre encore ce que c'est qu'un bain, etc. Ce que tu me dis de la lecture des Fossiles h Pichat et CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 363 à Maxime ne m'a nullement surpris. Bouilhet ne m'en a pas parlé, il ne. m'écrit que de simples billets; ils sont tous, ces braves gens-là, dans un milieu tellement bruyant, qu'il leur est impossible de se recueillir pour écouter d'abord; puis, quand ipérae ils eussent (îcouté, c'est là une de ces œuvres originales qui ne sont pas faites pour tout le monde. L'observation de Du Camp : «Que! malheur que lesbétes ne soientpas nommées! u prouve qu'il a perdu toute notion de style, la « supé- riorité de l'idée sur la description » est de même ar- chi-rare. On en est arrivé maintenant à une telle fai- blesse de goût, par suite du régime débilitant que nous suivons, que la moindre boisson vous stupéfie et vous étourdit. Voilà deux cents ans que la littérature française n'a pris l'air, elle a fermé sa fenêtre à la na- ture- Aussi le vent des quelques horizons oppresse- tril d'étouffements les gens d'esprit! Il m'a été dit, il y a cinq ou six ans, un mot profond par un Polonais, à propos de la Russie : « Son esprit nous envahit déjà »; il entendait par là l'aiisolutisme, l'espionnage, l'hy- pocrisie religieuse , enfin , l'antilibéralisme sous toutes ses formes. Or, nous en sommes là en litté- rature aussi. Rien que du vernis, et puis le barbare en dessous, barbarie en gants blancs ! pattes de co- saques aux ongles décrassés; pommade à la rose, qui sent la chandelle. Oh ! nous sommes bas ! et il est triste de faire de la littérature au xix" siècle ! On n'a ni base ni écho, on se trouve plus seul qu'un Bédouin dans le désert, car le Bédouin au moins connaît les sources cachées sous le sable, il a l'immensité tout autour de lui, et les aigles volant au-dessus. Mais nous! nous sommes comme un homme qui tomberait dans le chemin de Montfaucon, sans bottes foites, on est dévoré par les rais. C'est pour cela qu'il 360 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, faut avoir des bottes fortes! et à talons hauts, & clous pointus et à semelles de fer, pour pouvoir rien qu'on marchant écraser. C'est au mois de février, tu sais, enfin à mon pro- ■ chain voyage, que je te ferai mon cadeau de jour de l'an. Je t'envoie mille baisers. Adieu, chère amie,àtoi. A la même. CroisseE, nuit de lundi, 1 heure. J'espère bien, dans une quinzaine, que je te verrai, bonne chère amie! Quant à te diie le jour de mon arrivée précis, je n'en sais rien. J'en reviens à mon idée, sur Leconte de Lisle : ce qui manque à son talent comme à son caractère, c'est le côté moderne. La couleur en mouvement. Avec son idéal de passions nobles, il ne s'aperçoit pas qu'il se dessèche pratiquement, qu'il se stérilise Uttéraire- ment. L'idéal n'est fécond, que lorsqu'on y fait tout rentrer. C'est un travail d'amour et non d'exclusion. Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante ; on a de plus en plus diminué des livres la nature, la franchise, le caprice, la personnalité, et même l'érudition comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque, et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l'aménité, les grandes ma- nières, et les genres de vie libres, lesquels sont les féconds. On s'est guindé vers la décence ! Pour cacher des écrouelles, on a haussé sa cravate. L'idéal ja- cobin et l'idéal Marmontellien peuvent se donner la main. Notre délicieuse époque est encore encombrée par cette double poussière. Robespierre et H. de la I ,<,n--er 1,, GcjOgIc CORRESPONDANCE DE G. FLAUUERT. 367 Harpe nous régentent du fond de leur tombe. Mais je crois qu'il y a quelque chose au-dessus de tout cela, à savoir : l'acceptation ironique de l'existence et sa refonte plastique et complète par l'art. Quant à nous, vivre ne notts regarde pas, ce qu'il faut chercher, c'est ne pas souffrir. J'ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. H m'a été impossible d'écrire une ligne ; ce que j'ai juré, gâché de papier et trépigné de rage, est impos- sible à savoir. J'avais à faire un passage psychologico- nerveux des plus déliés, et je me perdais continuelle- ment dans les métaphores, aulieu de préciser les faits. Ce livre, qui n'est qu'en style, a pour danger continuel le style même, la phrase me grise et je perds de vue l'idée. L'univers entier me sifflerait aux oreilles, que je ne serais pas plus abîmé de honte que je ne le suis quelquefois. Qui n'a senti de ces impuissances, où il semble que votre cervelle se dissout comme un paquet de linge pouiri? et puis le vent resouffle, la voile s'enfle. Ce soir, en une heure, j'ai écrit tout une demi-page. Je l'aurais peut-être achevée, si je n'eusse entendu sonner l'heure et pensé à toi. Quant à ton journal, je n'ai nullement défendu à Bouilhet d'y collaborer. Mais je crois seulement que lui, inconnu, débutant, ayant sa réputation aménager, son nom à faire valoir et mouiser, U aurait tort de donner maintenant des vers à un petit journal; cela ne lui rapporterait ni honneur ni profit, et je ne vois pas en quoi cela te rendrait service, puisque vous avez le droit de prendre de droite et de gauche ce qui vous plait. Pour ce qui est de moi, tu comprends que }o n'écrirai pas plus dans celui-là que dans un autre ; à quoi bon? et en quoi cela m'avancerait-il7 S'il faut (quand je serai à Paris) t'expédier des articles pour ■ K,;ilc 368 COFtRESPONDANCE DE G. FLAIIBERT. t'obliger, de grand cœur, mais quant à signer, non, Voilfi vingt ans que je garde mon pucelage. Le public l'aura tout entier et d'un seul coup, ou pas ; d"ici là, je le soigne. Je suis bien décidé d'abord à n'écrire par la suite dans aucun journal, fût-ce même la Renne des Deux-Mondes, si on me le proposait; je veux ne faire partie de rien, n'être membre d'ancune acadé- mie, d'aucune corporation ni association quelconque. Je hais le troupeau, la régie et le niveau. Bédouin tnnf qu'il vous plaira, citoyen jamais. J'aurai même grand eoin, dût-il m'en coûter cher, de mettre à la première page de mes livres, que la reproduction est permise, afin qu'on voie que je ne suis pas de la Société des gens de lettres, car j'en renie le titre d'avance, et je prendrais vis-à-vis de mon concierge, plutôt celui de négociant ou de chasublier. Ah ! ah ! je n'aurai pas tourné dans ma cage pendant un quart de siècle et avec plus d'aspiration h la liberté que les tigres du Jardin des plantes, pour m'atteler ensuite à un om- nibus et trottiner d'un pas tranquille sur le macadam commun ; non, non. Je crèverai dans mon coin comme un ours galeux, ou bien l'on ae dérangera pour voir l'ours. Il y a une chose toute nouvelle et charmante à faire dans ton journal, une chose qui peut être presque une création littéraire, et à quoi tu ne penses pas, c'est l'article mode. Je t'expliquerai ce que je veux dire, dans ma prochaine. A la même. Croisset, lundi soir, 1 heure. J'attends demain une leltre de toi, qui me dise- que tu as reçu le volumineux paquet du Crocodile, qui a da t'arriver hier matin CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 369 J'ai vu Bouilhet, vendredi soir, samedi et hier ma- tin ; il reviendra mercredi pour jusqu'à la fin de la semaine; nous n'avons guère ju3, Google 384 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDËaT. là, et qu'un Anglais aurait payé 100 francs pour voir ça. Il L'éternel Anglais payant, encore plus énorme I Qui te fait penser que je me souciais peu de savoir l'issue de la visite du philosophe? parce que je n'avais pas pu venir mercredi soir, harassé que j'étais de courses et d'affaires? Ahl sais-tu que moi je ne t'ai jamais dit le quart des choses que tu m'écris, moi qui suis si dur, à ce que tu prétends et qui n'ai pas « l'ombre d'une apparence de tendresse pour toi », cela te navre profondément et moi aussi et plus que je ne dis et ne dirai jamais. Mais quand on écrit de pareilles choses, de deux choses l'une : ou on les pense ou on ne les pense pas; si on ne les pense pas, c'est atroce, et si l'oa ne fait qu'exprimer litté- ralement sa conviction, ne vaudrait-il pas mieux fermer sa porte aux gens tout net? Tu te plains tant de ma personnalité maladive (0 Du Camp, grand homme! et combien nous t'avons tous calomnié!) et de mon manque de dévouement que je unis par trou- ver cela d'un grotesque amer; mon égoïsme re- double à force de me l'étaler sans cesse sous les yeux. Qu'est-ce que cela veut dire égoïsme? Je voudrais bien savoir si tu ne l'es pas non plus toi (égoïste) et d'une belle manière encorelAumoingmon égoïsme à moi n'est même pas intelligent, de sorte que je suis non seulement un monstre, mais un iipbé- cile ! Charmants propos d'amourl Si, depuis un an, le cercle de notre affection, comme tu l'observes, se ré- trécit, à qui la faute ? Je n'ai changé envers toi ni de conduite ni de langage. Jamais (repasse dans tajaaé- moire mes autres voyages) je ne suis plus resté chez toi qu'à ces deux derniers ; autrefois, quand j'étais à Paris, j'allais encore dîner chez les autres de temps en temps ; mais au mois de novembre et il y a quinzii iiiPrt h; Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 383 jours, j'ai tout refusé pour être plus complètement ensemble, et dans toutes les courses que j'ai faites, il n'y en a pas eu une seule pour mon plaisir, etc. Je crois que nous vieillissons, rancissons, nous aigrissons et confondons mutuellement nos vinaigres 1 Moi, quand je me sonde, voici ce que j'éprouve pour toi : un grand attrait physique d'abord, puis un atta- chement d'esprit, une affection virile et rassise, une estime émue. Je mets l'amour au-dessus de la vie possible et je n'en parle jamais à mon usage.. Tu as bafoué devant moi le dernier soir et bafoué comme une bourgeoise mon pauvre rêve de quinze ans en l'accusant encore une fois de n'élre pas intelligenl ! ' Ah! j'en suis sûr, va! n'as-tu donc jamais rien corn- prisa tout ce que j'écris? n'as-tu pas vu que toute l'ironie dont j'assaille le sentiment dans mes œuvres n'était qu'un cri de vaincu, à moins que ce ne soit un chant de victoire? Tu demandes de l'amour, tu te plains de ce que je ne t'envoie pas de fleurs? Prends donc quelque boa garçon tout frais éclos, un homme à belles manières et h idées reçues. Moi, je suis comme les tigres qui ont des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle. L'extrémité de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres, et moi-même aussi quelquefois. Je n'avais chargé Bouilhet de rien du tout : c'est une suppo- sition de la part, il ne t'a dit au reste que la vérité, puisque tu la demandes. Je n'aime .pas à ce que nos sentiments soient connus du public et qu'on me jette ainsi à la tfite, dans les visites, mes passions en ma- nière de conversation. J'ii été jusqu'à plus de vingt ans où je rougissais comme une carotte quand on ir.e disait : o N'écrivez-vous pas? » tu peu-f juger parU d« ma pudeur vis-à-vîs des autres sentiments. Je sens 11. ;ii i:,<,n--er 1,, GcjOgIc 386 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ' que je t'aimerais d'une façon plus ardente si personne ne savait que je t'aimasse. Voilà comme je suis fait, et i'ai assez de besogne sur le chantier sans prendre celle de ma réformation sentimentale ; toi aussi tu com/^rendras, en vieillissant, que les bois les plus durs sont ceux qui pourrissent le moins vite. Il y a une chose que tu seras forcée de me garder à travers tout : à savoir, ton estime; or, j'y tiens beaucoup. Mais n'est- ce pas toi qui aimes moins ? Examine ton cœur et ré- ponds-toi à toi-même ; quant à me le dire à moi, non, ces choses-là ne se disent pas parce qu'il faut toujours avoir du sentiment et du fort et du criard ! Mais le mien, qui est minime, imperceplible et muet, reste toujours le même aussi ! Ton sauvage de l'Avey- ron t'embrasse. Croisaet, mardi ioir. Celle-<à ne compte pas ; c'est pour savoir seulement comment tu vas. Bouilhet, au reste, m'a donné de tes nouvelles, U m'a dit que tu étais très souffrante, mais que tu n'avais rien de sérieux. J'ai été depuis vendredi dans un état aflreux d'ennui et d'affaissement, résultat d'un passage dont je ne pouvais venir à bout ; il est. Dieu merci, passé depuis ce soir. Le livre m'éreinte, j'y use le reste de ma jeunesse; tant pis, il faut qu'il se fasse. La vocation, grotesque ou sublime, doit se sui\Te. Tu parles de ma quiétude; on n'a jamais parié de riende plus fantastique :moi de la quiétude 1 Hélas I noni personne n'est plus troublé, tourmenté, agité, ravagé. Je ne passe pas deux jours de suite dans le même état, je me ronge de projets, de chimères, sans .,Goo>^li: CORRESPONDANCE DE. G. FLAUBERT. 387 compter la grande et incessante cMmôre de l'art qui bombe son dos et montre ses dents d'une façon de plus en plus formidable et impossible. D'ailleurs, ces premiers beaux jours me navrent, je suis malade de la maladie de l'Espagne; il me prend des mélancolies sanguines et physiques de m'en aller, botté et éperonné, par de bonnes vieilles routes toutes pleines de soleil et de senteurs marines. Quand est-ce que j'entendrai mon cheval marcher sur des blocs de marbre blanc comme autrefoisîQuandrevérrai-je de grandesétoilesl Quand est-ce que je monterai sur des éléphants après avoir monté sur des chameaux? L'inaction musculaire où je vis me pousse & des besoins d'action furibonde. Il en est toujours ainsi. La privation radicale d'une chose en crée l'excès, et il n'y a de soleil pour les gens comme nous que dans Tezcës. Ce ne sont pas les Napolitains qui entendent la cou- leur, mais les Hollandais et les Vénitiens : comme ils étaient toujours dans le brouillard, Us ont aimé le soleil. As-tu un Plutarque? Lis la vie d'Aristomène ; c'est ce que je Us maintenant; c'est bienbeau. Adieu, écris-moi pour me donner des nouvelles de ta santé et du concours. Croieset, vendredi kAi, mlniiit. Je viens de recopier au net tout ce que j'ai fait de- puis ie jour de l'an, ou poux mieux dire depuis le milieu de février jusqu'à mon retour de Paris; j'ai tout brûlé, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize pages en sept semaines. Enfin elles sont faites, je crois. io<^lc 388 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. et aussi parfaites qu'il m'est possible. Je n'ai plus que tieux ou trois répétitions du môme mot à enlever et deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quel- que chose de fini; c'était un dur passage, il falbit amener insensiblement le lecteur de la psychologie à l'action sanequ'il s'en aperçoive. Je vais entrer main- tenant dans la partie dramatique et mouvementée; encore deux ou trois grands mouvements et j'aperce- vrai la fin. Au mois de juillet ou- d'août j'espère enta- mer le dénouement. Que de mal j'aurai eu, mon Dieu! que de mail que d'éreintements et de décourage- ments! j'ai hier passé toute ma soirée àme livrera une chirurgie furieuse ; j'étudie la théorie des pieds bots. J'ai dévoré en trois heures tout un volume de cette intéressante littérature et pris des notes, il y avait là de bien belles phrases : « Le sein de la mère est an sanctuaire impénétrable et mystérieux où, » etc. Belle étude du reste! Que ne suis-je jeune! comme je tra- vaillerais! Il faudrait tout connaître pour écrire; tons lant que nous sommes, écrivassiera, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons! La moelle nous manque généralement! les livres d'od ont dé- coulé les littératures entières, comme Homère, Rabe- lais, sont des encyclopédies de leur époque; ils sa- vaient tout ces bonnes gcns-là, et nous nous ne savons rien. Il y a dans la Poétique de Ronsard un curieux précepte ; il recommande au poète de s'instruire dans ]es arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser les métaphores ; c'est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche, variée ; il faut que les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressem- blance. COHRESPONItANCE DE G. FLAUDERT. 389 J'ai reçu la lettre où tu me disais que de Vigny t'avait lue (et assez mal) à rAcadémie. Ainsi rassure- toi, elle n'a pas été perdue; ça m'a l'air d'un excellent homme, ce bon de Vigny, c'est du reste une des rares honnêtes plumes de l'époque : grand éloge I Je lui suis reconnaissant de l'enthousiasme que j'ai eu autrefois en lisartt Ckatlei-lon. Dans Slello et dans Cinq-Mars il y a aussi de jolies pages; enfin c'est un talent plai- sant et distingué, et puis il était de la honne époque, il avait la foi ! il traduisait du Shakespeare, engueu- lait le bourgeois, faisait de l'historique; on a e.u beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour long- temps encore tout ce qui les suivra, et tous finissent par être académiciens, ô ironie! Le dédain pour la Poésie que l'on a en ce lieu m'a remis en tête aujour- " d'hui que voilà de ces choses qu'il faut expliquer, et ce sera moi- qui les expliquerai. Le besoin se fait sentir de deux livres moraux, un sur la littérature et un autre sur la sociabilité. J'ai des prurits de m'y mettre. Je tû réponds bien' que si quelque chose peut casser les vitres, ce sera cela. Les honnêtes gens respire- ront ; je veux donner un peu d'air à la conscience humaine qui en manque; je sens que c'est le mo- ment; un tas d'idées critiques m'encombrent. 11 faut que je m'en débarrasse quelque part et sous la forme la plus artiste possible, pour me mettre en- suite commodément et longuement k deux ou trois grandes œuvres que je porte depuis longtemps dans le ventre. Adieu, pauvre chère Muse; rétablis-toi donc! je t'embrasse. Ton MONSTRE. Je relis de l'histoire grecque pour le cours que je fais à ma nièce. Hier, le combat des Thermopyles 390 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. dans Hérodote m'a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme quoi qu'on en dise. A la. méiua, Croisiet, Dnit de Hciedl, 1 heure. La tûte me tourne et la gorge me brûle d'avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j'en réponds, mais ça n'a pas été sans mail Ce brave Bouilhet vient de passer quinze tristes jours ù corriger son homme futur ; mais enfm c'est fini et bien fini; j'ai été enchanté de ce qu'il m'a envoyé avant-hier; il me tarde, comme à lui, de voir la chose imprimée, quoique l'impression pour moi ne change rien ordinairement. Ainsi la lecture de itfe/œni's dans la Revue ne m'a pas fait changer d'opinion sur une seule ■ virgule. C'est une œuvre, les Fossiles, mMSConibien y ' a-t-U de gens, en France, capables de la comprendre ? tristel tristel Eh non, pourtant, carc'est là ce qui nous console au tond ; et puis qui sait, chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s'émeuvent ou s'émouveront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l'humanité. Tous ceux qui vivrontde vos pensées, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer. Aussi quellereconnaissance j'ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu'il semble qu'on a connus et auxquels on rêve comme b des amis morts. n m'est impossible de retrouver cette bande de .oglc CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 391 journal où il y avait, je crois, un discours de so- cialiste, elle est perdue probablement î mon do- mestique (un nouveau) dit qull ne sait pas s'il ne l'a pas jetée par hasard dans le seau aux eaux sales et de là aux 4ieux. démocratie, où serais-tu allée ï ce papier était probablement tombé de mon lit sur le tapis, et il l'aura chassé avec les ordures. Curieux symbolisme, mais ça m'embête. L'autre au moins, qui nous volait comme dans une forôt de Bondy, ne m'a jamais fait de ces bêtises; taut il est vrai qu'on n'est bien servi que par des ca- nailles. Ce brave garçon s'est déjà fait chasser de chez trois bourgeois un peu plus regardants (c'est le mot) que nous, à ce qu'il par^t, et l'un d'eux a trouvé dans sa chambre quantité de mouchoirs de batiste à ton honorable concitoyen, comme dit le père Hugo, et douze paires de gants neufs dérobés furtivement et avec quoi j'eusse fait belle patte, car je les avais pris sur mesure, mais mon serviteur avait une maltresse. J'ai su depuis qu'il payait sa toilette. les jeunesses! exemple de moralité à citer aux enfants. Pourquoi la découverte d'un méfait quelconque excite-t-elle tou- jours ma gaieté? A la mem«. Croisset, nuit de jeudi. Oui, tu as raison, bonne Muse, cessons donc nos querelles, embrassons-nous, passons l'éponge sur tout cela. Aimons-nous chacun à notre manière, selon notre nature. Tâchons de ne pas nous faire souffrir réciproquement. Une affection quelconque est tou- jours un fardeau qu'on porte à deux. Que celui qui est plus petit se hausse pour que tout le poids ne lui 352 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. tombe pas sur le nez; quo celui qui est plus grand se baisse poui' ne pas écraser son compagnon. Je ne te dis plus rien que cela ! Tu m'apprécieras plus tard ; quant à toi, c'est tout apprécié, aussi je te garde. J'ai reçu ce matin tes trois catalogues; il y avait sur celui de Perrotin quelque cliose d'écrit par toi qui a été enlevé. Qu'était-ce? Je ferai ces trois articles simultanément afin qu'Us ne se ressemblent pas. Quel est celui qu'il faut le plus faire moussef? (0 critique, voiiti tout ton but maintenant : faire mousser.) Dis-moi aussi quand est-ce qu'U faut que ces articles soient faits au plus tôt et au plus tard. As-tu admiré dans le catalogue de la Librairie nouvelle les réclames qui suivent les titres des ouvrages? C'est énocme! est- ce Jacoltot qui a rédigé ces belles choses? L&Jtevue de Paris a une tière page. Quelle phalange! Quels lu- rons ! Tout cela est à vomir. La littérature maintenant ressemble à une vaste entreprise d'inodores. C'est à qui empestera le plus le public I Je suis toujours tenté de m'écrier comme saint Polycarpe : « Ah ! mon Dieu I mon Dieu, dans quel siècle m'avez-vous fait naître? » et de m'enfulr en me bouchant les oreilles ainsi que faisait le saint homme lorsqu'on tenait devant lui quelque proposition malséante. La besogne remarche;j'aifait depuis quatorze jours juste autant de pages que j'en avais fait en six semaines; elles sont, je crois, meilleures ou du moins plus rapides. Je recommence à m'amnser, mais quel sujet! quel sujet! Voilà bien la dernière fois de ma vie que je me frotte aux bourgeois ; plutôt peindre des crocodiles, l'affaire est plus aisée ! A propos de crocodile, point de nouvelles du grand alligator. Pourquoi?Jen'en sms rien. Tu me parles de la mine triste de de Lisle et de la mine triomphante, de CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 393 Bouilhet, effet différent de causes pareilles, à savoir : l'a- mour, le tendre amour, etc., commeditPang-loss.Side Lisle prenait la vie(ou pouvait; la prendre)par le même bout que l'autre, il aurait ce teint frais et cet aimable aspect qui t'ébahit; mais j'e lui crois l'esprit empêtré de graisse. Il est gêné par des auporfluités sentimen- tales bonnes ou mauvaises, inutiles h son métier. Je l'ai TU s'indigner contre des œuvres fi, cause des mœurs de l'auteur ; il en est encore à rêver l'amour, la vertu, etc., ou tout au moins la vengeance. Une chose lui manque : le sens comique. Je défie ce garçon de me faire rire, et c'est quelque chose le rire, le dédain et la compréhension méléa, c'est eu somme la plus haute manière de voir la vie, « le propre de l'homme, » comme dit Rabelais; car les chiens, les loups, les cbats et généralement toutes les bêtes à poils pleurent. Je suis de l'avis de Montaigne, mon père nourricier. Il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. J'aime à voir l'humanité et tout ce qu'elle respecte, ravalé, bafoué, honni, sifflé ; c'est par là que j'ai quelque tendresse pour les ascétiques. La torpeur moderne vient du res- pect illimité que l'homme a pour lui-même ; quand je dis respect... non, culte, fétichisme. Le rêve du socia- lisme, n'est-ce pas de pouvoir faire asseoir l'huma- nité monstrueuse d'obésité, dans une niche toute ■ peinte de jaune comme les gares de chemin de fer, et qu'elle soit là à se dandiner sur son siège, ivre, béate, les yeux clos, digérant son déjeuner, attendant : le dîner et faisant sous elle. Ahl je ne crèverai pas sans lui avoir craché à la figure de toute la force de mon gosier. Je remercie Badinguet. Béni soit-illil m'a ramené au mépris de la nature et à la haine du popu- laire; c'est une sauvegarde contre la bassesse par ce 391 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. temps de canaillerïe qui court. Qui saiti ce sera peut- être là ce que j'écrirai de plus net et de plus tranchant et peut-être la seule protestation morale de moik époque. Quelleparenthèsel Graisset, nuit de aamedi, 1 heure. Je viens de rêvasser pendant une heure à ton arti- cle de la Librairie nouvelle ou plutôt sur la Librairie nouvelle. Je crois qu'il y a moyen d'en faire un, tel quel; je te b&clerai ça ces jours-ci pendant que Bouilhet sera là; il te l'apportera ou je te l'apporte- rai peu de jours après, le principal et la seule chosd difficile c'est d'avoir un plan quelconque et que ces bêtes de lignes ue se bornent pas à être une sèche nomenclature ; je suis toujours empêtré dans les pieds bots. Mon cher frère m'a manqué cette semaine deux rendez-vous, et s'il ne vient pas demain, je serai encore forcé d'aller à Rouen. N'importe, cela avance. J'ai eu beaucoup de mal ces jours-ci relativement à un discours religieux; ce que j'ai écrit est d'une piété rare : ce que c'est que la différence d'époque I Si j'eusse vécu cent ans plus tôt, quelle déclamation j'aurais miselàl Au lieu que je n'ai écrit qu'une expo- sition pure et presque littérale de ce qui a dû être. Nous sommes avant tout dans un siècle historique ; aussi faut-il raconter tout bonnement, mais raconter dans l'àme. On ne dira jamais de moi ce qu'on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie nou- velle : H Tous ses travaux concourent à un but élevé d (l'aspiration d'un meilleur avenir) ; non, il ne faut chanter que pour chanter. Pourquoi l'Océan remue- CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 39S t-il? Quel est îe but delà Dature? eh bien! je crois le but de l'humanité exactement le même, cela est parce que cela est et T0U3 n'y ferez rien, braves gens ; nous tournons toujours dans le même cercle, nous roulons toujours le même rocher! On n'était pas plus libre et plus intelligent du temps de Périclês que du temps de Napoléon III, Où as-ta vu que je prends « le sens de ■ certains sentiments que je n'éprouve pasî « Et d'abord Je te feraiobserver que je les éprouve, j'ai le cœur humain et si je ne veux pas d'enfant à moi, c'est que je sens que je l'aurais trop paternel. J'aime ma petite nièce comme si elle était ma fille, et je m'en occupe assez activement pour prouver que ce ne sont point des phrases. Mais que je sois écorcbé vif plutôt que d'exploiter cela en style. Je ne veux pas considérer l'art comme un déversoir à passion, comme un pot de chambre un peu plus propre, une simple causerie, une confidence; non! non! la Poésie ne ' doit pas être l'écume du cœur, cela n'est ni sérieux ni bien; ton enfant mérite mieux que d'être montré en vers «OUÏ sa couverture, que d'être appelé ange, etc. Tout cela est de la littérature de roman plus ou moins bien écrite, mais qui pèche par la même base faible. Quand on a fait la Paysanne et quelques pièces de ton recueil, on ne peut plus se permettre ces fan- taisies-là même pour rire. La personnalité sentimentale sera ce qui plus tard fera passer pour puérile et un peu niaise une bonne partie de la littérature contem- poraine. Que de sentiment, que de sentiment, que de tendresses, que de larmes! il n'y aura jamais eu de si braves gens. Il faut avoir avant tout du sang dans les phrases et non de la lympbe, et quand je dis du sang, c'est du cœur; il faut que cela batte, que cela palpite que cela émeuve. Il faut faire s'aimer les DKjiiiiPrt h; Google ;i'-^fl CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, srbres et tressaillir les granits ; on peut mettre un immense amour dans l'histoire d'un brin d'herbe ; la table des deux pigeons m'a toujours plus ému que tout Lamartine et ce n'est pas le sujet; mais si La- fontaine avait dépensé d'abord sa faculté aimante dans l'exposition de ses sentimente personnels, lui en serait-il resté suffisamment pour peindre l'amitié de deux oiseauxî Prenons garde de dépenser en petite ■ monuaie nos pièces d'or. Ton reproche est d'autant plus singulier que je fais un livre uniquement consacré à la peinture de ces sentiments que tu m'accuses de ne pas com- prendre, et j'ai lu ta pièce devers trois jours après avoir achevé un petit tableau où je représentais une mère caressant son enfant ; mais je ne démords pas de l'idée qui me les a dictés. Il me semble que la prix s'an- nonce bien ; j'ai bon espoir. Je n'ai eu aucune nouvelle de Bouilhet depuis qu'il est parti, je l'attends mardi ou mercredi. Peux- tu m'envoyer cette pièce de Leconte, ces chiens au clair de lune. J'ai grande envie de la connaître. Puisque tu es décidée à publier la Servante de suite, je n'en dis pluerien; mais j'attendrais. Quelle rage \ ous avez tous là-bas à Paris de vous faire con- naître, lie vous hâter d'appeler les locataires avant que le toit ne soit achevé d'être bâti ! Où sont les gens qui suivant le précepte d'Horace qu'il faut tenir pendant neufansâon œuvre secrète avantde se décider à la montrer. On n'est en rien assez magistral par le temps qui courl. l.,<,n.-<- ,, Google CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. . 391 K la mëma. Croisaet, avril 185i, mercredi soir, minuit. Mets un peu la tête dans tes mains, ne pense pas à toi, mîiis à moi, tel que je suis, ayant trente-trois ans bientôt, usé par quinze à dix-huit ans de travailacharné, plus plein d'expérience que toutes les académies mo- rales du monde quant à tout ce qui touche les pas- sions, btci, goudronné enSn à rencontre des sentiments pour y avoir beaucoup navigué, et demande-toi s'il est possible qu'un tel être ait ce quis'appèlleder^dmotir; et J)uis qu'est-ceque ça veut dire, je m'y perds. Si je ne t'aimais- pas, pourquoi t'écrirais-je d'abord, et pourquoi te verrais-je? Qui donc m'y force? quel est l'attrait qui me pousse et me ramène vers toi, ou plutôt qui m'y laisse î Ce n'est pas l'habitude, car nous ne nous voyons pas assez souvent pour que le plaisir de la veille excite à celui du lendemain. Pourquoi, quand je suis à Paris, est-ce que je passe tout mon temps chez toi? si bien que j'ai cessé h cause de cela de voir bien du monde ? Je pour- rais trouver d'autres maisons qui me recevraient, et d'autres femmes. D'où vient que je te préfère à elles t Ne sens-tu pas qn'U y a dans la vie quelque ' chose de plus élevé que le bonheur, que l'amour et que la religion, parce qu'il prend sa source dans un ordre plus impersonnel î quelque chose qui chante à travers tout, soit qu'on se bouche les oreilles ou qu'on se délecte à l'entendre? à qui les contingents ne font 'rien et qui est de la nature des anges, lesquels ne mangent pas : je veux dire l'idée. C'est par là qu'on s'aime quand on vit par là. J'ai toujours essayé de faire de toi un hermaphrodite sublime. II y a en toi II. 34 , agS CORRESPONDANCE «E G. FLAUBERT. deux principes plus nets l'un de l'autre et plus op- posés que le sont Ormuz el Arimane dans la cosmo- gonie persane. Repasse ta vie, tes aventures inté- rieures et les événements externes. Relis même tes œuvres, et tu t'apercevras que tu as en toi un ennemi, un je ne sais quoi qui, en dépit des plus excellentes qualités, du meilleur sentiment et de la plus parfaite conception, t'a rendue ou (ait paraître le contraire . juste de ce qu'il fallait. L,e bon Dieu t'avait destinée à égaler si ce n'est à surpasser ce qu'il y a de plus fort maintenant. — Personne n'est né comme toi, et il t'arrive avec la meilleure bonne foi du inonde de pondre quelquefois des vers détestables. Même histoire dans l'ordre sen- timental. Tu ne vois pas, et tu as des injustices sur lesquelles on se tait, mais qui font mal. Ce ne sont pas des reproches tout cela, pauvre chère Muse, non, et si tu pleures, que mes lèvres essuient tes larmes. Je voudrais qu'elles te balayent le cœur pour en chasser toutes les vieilles poussières. J'ai voulu t'aimer et je t'aime d'une façon qui n'est pas celle des amants ; nous eussions mis tout sexe, toute décence,toute jalousie, toute politesseànos pieds, bien en bas pour nous faire un socle et, montés sur cette base, nous eussions ensemble plané au dessus de nous-mêmes. Les grandes passions, je ne dis pas les turbulentes, mais les hautes, leslarges sont ceUes à qui rie» ne peut nuire et dans lesquelles plusieurs autres peuvent se mouvoir. Aucun accident ne peut déranger une harmonie qui comprend en soi tous les cas particuliers ; dans un tel amour d'autres amours même auraient pu venir: il eût été tout le cœur! Voilà ce qui rend dans la jeunesse les attachements d'hommes si féconds, ce qui fait qu'ils sont si poé- COBRESPOrfDA,NCE DE G. FLAUBERT. 390 tiques en même temps, et que les anciens avaient rangé l'amitié presque à la hauteur d'une vertu. Avec le culte de la Vierge, l'adoration des larmes est arrivée dans le monde. Voilà di;f-huit siècles que l'humanité poursuit un idéal rococo; mais l'homme ^'insurge encore une fois, et il quitte les genoux amoureux qui l' ont bercé dans sa tristesse; une réaction terrible se fait dans la conscience moderne contré ce qu'on appelle l'Amour. Cela a commencé par des rugissements d'ironie {Byron, etc.), elle siècle tout entier regarde à la loupe et dissèque sur sa table la petite fleur du sentiment qui sentait si bon... jadis I n faut, je ne dis pas avoir les idées de son temps, mais les comprendre. Eh bien, je maintiens qu'on ne peut rien passablement qu'en se refusant le plus pos- sible h l'élément qui se trouve être le plus faible. — La civilisation oJi nous sonimes est un triomphe opéré sur tous Ie3 instincts dits primordiaux. — Si TOUS voulez vous livrera la colère, à la vengeance, à la cruauté, au plaisir effréné ou à l'amour lunatique, le désert est là-bas et les plumes du sauvage un peu plus loin; allez-y! voilà pourquoi je regarde un homme qui n'a pas cent mille livres de rente et qui se marie, comme vn misérable, comme ungredin à bàtonner. Le fils du Hottentot n'a rien à demander à son père que son père ne lui puisse donner. Mais ici chaque fils de portier peut vouloir un palais, et il a raison 1 c'estlo mariage qui a tort et la misère 1 ou plutôt la vie elle- même ; doncil ne fallait pas vivre, et c'est là ce qu'il fallait démontrer, comme on dit en géométrie. Adiev, je t'embrasse. iiiPrt bv Google KjiiiiPrt b, Google TABLE 18S0 A Parain ' A sa mère -,. A Louis Bouilbet. .. A Parain A sa mère ; A la mSme A Louis Bouilliet. .. 1861 A la n A Louis Bouilhet fO A sa mère ' 49 A la même tS A Eroest Chevalier ii A Louia Bouilbel , M Au même. 56 A madame X 58 A la même. 61 A madame X - 63 A Parain 65 A madame % 66 A la même 71 A la même 75 A la même 78 A la même 80 A la même 88 A la rnSoie 85 A la même 88 A la même 90 A la même 97 Coo^ik 40S TABLE. A madame X 102 A la rnSme 101 A la même 113 A la mSmc ill A Maiime Da Camp 117 A madame X ■. (19 A Maxime Du Camp I!l A madame X ISâ A la même 136 A la mSme 131 A la mSme 1S8 A la même 13S A la mSiDe 139 A la même Ul A la même 145 A la mime 150 A Louis Bouiltiet ^ ISS A madame X 154 A LouU BouiUiet ~. 160 A madame X.... IBI A madame X. -i lU A la même .' 1TD A la même 178 A la mime 178 A ta même 134 A la même 190 A la même 198 A la même 101 A la mime 106 A la mime 210 A la même SIS A la mâme HT A la même 319 A la même. 3îl A la même 3!8 A la même !)i A Louis Bouilhet !40 A madame X 341 A la même 343 A la mime 341 A la même 351 A la même IS4 A la même..: 360- i:,<,n--er 1,, GcjOgIc TADLE. 403 A madame X 300 A la mAme. !11 A la mâme. !7à A la mfime 180 A la même ÎS! A la même 388 A Louis Bonilhet Ml A madame X , 3H A la même 301 A la même 309 A la même 310 A la mfime '. • 313 A la même 315 A la même : ■ 317 A 1b même. 330 A la même 3Ï3 A la même 33& A la même 839 A la même S3S A U même 335 A la même 339 A la même 8(0 A la même 3*3 A la même 84S A la même 34S A U même 340 A ta même 3S2 A la même 3S5 A la même. 35B A la même 381 A la mÊme 366 A la même 368 A ta même ■ . ■ ■ ■ 373 A la mâme 375 1864 A la même 381 ' A la même 388 A ] a m6me S8fi A la même 387 A la même 390 Alameme 391 ■ A la môme 39* Alamême 397 TlllS-94. — Comn., Imprimerl* CUA l,<,n.-<- ,, Google DKjiiiiPrt h; Google